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    Causerie

    Méfiez-vous des brouillards de novembre ! s'écriait, il y a quelques années, à la tribune de la Chambre, un député du Rhône. Notre grande industrie traversait alors une crise des plus douloureuses, et l'orateur semblait redouter le funeste effet des brumes lyonnaises sur l'esprit de braves gens qu'un très fâcheux concours de circonstances économiques réduisait à la misère. Nous voici en plein brumaire, et le soleil, jusqu'au moment du moins où nous écrivons ces lignes, continue à briller du plus vif éclat ; la température est tiède, et la persistance des brises méridionales nous promet un hiver aussi clément que celui de l’année dernière.

    A proprement parler, il n'y a plus d'hiver ; l'été de la Saint-Martin, où justement nous venons de rentrer, se prolonge indéfiniment depuis plusieurs années consécutives, les récoltes en souffriront peut-être, et les hôteliers de Nice sûrement ; mais dussions-nous encourir l’anathème des marchands de fourrures, nous ne pouvons nous empêcher d'exprimer l'opinion que ce temps est loin d'être désagréable ; si certains en pâtissent, le plus grand nombre y trouve son compte, et nous restons d'avis qu'il ne faut jamais se plaindre que la mariée soit trop belle.

    Le printemps lui non plus, d'autre part, ne veut plus venir à son heure ; il est généralement exécrable avec ses giboulées et ses incessantes variations atmosphériques ; profitons donc en paix des belles journées d'automne et attendons les événements; le mauvais temps viendra toujours trop tôt, à moins que la fin du monde, solennellement annoncée d'abord et démentie ensuite, ne se produise exactement au jour primitivement indiqué, c'est-à-dire lundi 13 novembre. On voit combien peu de temps nous avons encore à vivre, si cette fâcheuse prophétie doit se réaliser ; raison de plus pour notre pauvre humanité de jouir de son reste ; ce sera toujours autant de pris sur l'éternité.

    En attendant il est question de rire. Une vieille institution, celle de la « claque » dans les théâtres, se trouve fortement menacée, et l’on a projeté de la remplacer. Certains directeurs de scènes parisiennes ont en effet constaté que l'habitude d'applaudir commence sérieusement à se perdre ; le battement des mains est volontiers remplacé par celui de la canne sur le plancher du théâtre et par de trop discrets murmures approbatifs ; les battoirs des « romains » ont perdu une bonne partie de leur prestige ; ils n'enlèvent plus les spectateurs comme au temps jadis, et leur tapage monotone, partant régulièrement du même point de la salle, n'est généralement supporté qu'avec une visible impatience par le public.

    Aussi des directeurs avisés, trouvant que les chefs de claque ont fait leur temps, auraient-ils résolu de remplacer ces entrepreneurs de succès par des « chefs de rire ». Car il est bien entendu qu'on ne saurait supprimer l'indispensable excitation qu'autrefois la claque procurait à l'acteur ; on en a fait l'expérience ; le public a besoin d'être un peu poussé dans la manifestation de ses sentiments de satisfaction, et comme il boude au claquement répété des mains, on a pensé à lui faire donner aux artistes un autre genre de stimulant.

    De là, l'institution nouvelle des chefs de rire ; à tous les bons endroits ces utiles auxiliaires auront pour mission d'exciter parmi les ex-chevaliers du battoir, habilement disséminés dans la salle, de joyeuses explosions d'hilarité ; elles seront modérées pour les sujets de second ordre, et l'on devra se tordre pour les premiers sujets, quand toutefois la situation s'y prêtera. Mais dans le cas contraire, direz-vous? Eh bien, les directeurs prévoyants ont pensé à tout. Rire tout le temps, rire quand même ne signifierait pas grand-chose, la mèche serait vite éventée, et les spectateurs auraient tôt fait de réagir contre des-éclats de rire intempestifs. On changera de manière alors, et les messieurs de la claque devront a l'occasion se métamorphoser en pleureurs ; on entendra d'abord des soupirs étouffés, et, quand il le faudra, les mouchoirs entreront en jeu, des sanglots éclateront au parterre et des torrents de larmes se répandront, au signal convenu, du haut des galeries supérieures.

    Par exemple, il sera prudent d'apprendre à nager avant de s'aventurer, un soir de sombre drame, dans les fauteuils d'orchestre ; quant aux baignoires elles recevront alors leur véritable destination, et l'on y pourra tranquillement prendre son bain, un bain de larmes, tiède par conséquent et sans danger pendant la saison rigoureuse.

    Il va de soi que les ouvreuses seront remplacées par des masseurs qui, durant l’entracte, frictionneront vigoureusement les spectateurs. Ceux de ces derniers qui ne voudront pas prendre de bain, n'auront qu'à se munir de bottes en caoutchouc et de manteaux à pèlerine imperméables.

    Naturellement le port des parapluies devra être autorisé ; le produit du vestiaire s'en ressentira quelque peu, mais il y aura moyen de tout arranger, et si l'on n'y dépose plus son pépin, on y trouvera par contre des costumes de bains pour les dames, des caleçons pour les hommes, et des serviettes éponges pour tous, utilisables non seulement d’ailleurs pour les représentations de drames larmoyants, mais encore pour les vaudevilles les plus gais, puisqu'il est entendu qu'on y rit aux larmes, selon la familière expression de messieurs les critiques.

    A quand les innovations annoncées ?

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