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    Causerie

    On connaît l'aventure de ces deux villageois des environs de Marseille qui, revenant chez eux, après un petit séjour dans cette ville, méditent de jouer un bon tour à leurs naïfs concitoyens et leur font croire en effet qu'une sardine gigantesque, aussi grosse qu'une baleine, obstrue complètement la passe du vieux port de la grande cité phocéenne, si bien que les navires ne peuvent plus y pénétrer ni en sortir. La nouvelle produit l'effet qu'en attendent les deux compères, et toute la population, intriguée au plus haut point, s'empresse de se rendre à Marseille pour contempler cet étrange spectacle.

    Nos gaillards rient d'abord de leur bonne farce ; mais l'exode qui se produit sous leurs yeux ne tarde pas à les rendre perplexes. Ça doit être vrai, se disent-ils, puisque tout le monde y va ! Et bientôt, pris eux-mêmes à leur propre piège, ils se laissent entraîner par le mouvement général et repartent en hâte vers Marseille pour voir si par hasard l'aventure inventée par eux ne se serait pas réalisée.

    Cette vieille plaisanterie n'est pas si invraisemblable qu'elle le paraît au premier abord. Certes, il est bien loin de notre pensée de lui accorder le moindre caractère d'authenticité, mais il est constant que, dans la réalité, bien souvent des faits se produisent dont la cause déterminante n'est pas moins extravagante que celle de la vieille légende que nous venons de rappeler.

    Sous l'impulsion de leur imagination plutôt que pour le plaisir de mentir, certaines gens se plaisent à inventer des histoires quelconques ou à les embellir outre mesure de détails plus ou moins amusants, mais absolument inexacts ; ils s'esclaffent d'abord sous cape de l'effet produit par leur plaisanterie, et à force de la répéter, ils en arrivent le plus naturellement du monde à se convaincre eux-mêmes de la vérité de leur invention.

    Nous ne croyons pas faire injure à l'honorable corporation des disciples de saint Hubert en disant que pas mal d'entre eux sont doués de remarquables qualités d'imagination. On n'a pas voulu rentrer bredouille à la maison, et pour réparer une mauvaise chance imputable soit à la maladresse, soit à la rareté du gibier, on a eu recours à des arguments sonnants. Les braconniers sont gens discrets, et avec eux, il y a toujours moyen de s'entendre, surtout quand on fait marcher ce qu'on appelle, en parlant des Anglais, la cavalerie de saint Georges.

    Et l’on rentre chez soi triomphant. Seulement, il faut expliquer dans quelles circonstances on a accompli cette feinte prouesse cynégétique. On forge de toutes pièces une histoire quelconque que les auditeurs sont bien forcés de tenir pour vraie, faute de preuves du contraire. Et comme il s'agit de soutenir sa réputation d'adroit tireur, on ne laisse plus échapper aucune occasion de berner les camarades, et l’on finit généralement par se persuader soi-même qu'on est un chasseur de premier ordre. Les Aventures de M. de Crac, qu'on a depuis longtemps réunies en volume, ne sont autre chose qu'un recueil d'aventures de ce genre écloses dans la fertile imagination du monde des chasseurs.

    La puissance de l'imagination produit parfois des résultats extraordinaires. On conte que dans je ne sais quel pays on fit croire à un condamné à mort qu'on allait le faire mourir en le saignant à blanc. On lui banda les yeux et, après lui avoir fait au bras une légère incision, on fit couler tout doucement de l'eau tiède sur la piqûre. Le pauvre diable ne songea même pas à se rendre compte du subterfuge ; bien que n'ayant perdu que quelques gouttes de sang par la plaie insignifiante qui lui avait été faite au bras, il ne tarda pas à défaillir ; il perdit connaissance et sans aucune raison rendit le dernier soupir.

    Cette extraordinaire opération un savant vient de la renouveler dans des conditions moins tragiques, mais tout aussi caractéristiques.

    Il avait préparé une bouteille remplie d'eau distillée, soigneusement enveloppée de coton et enfermée dans une boîte. Ayant à faire une conférence publique accompagnée d'expériences, il annonça à son auditoire qu'il désirait se rendre compte de la rapidité avec laquelle nous ne savons quelle odeur se répandrait dans l'atmosphère de la salle, et il pria les assistants de lever la main aussitôt qu'ils sentiraient l'odeur en question.

    La bouteille déballée avec beaucoup de précaution, ainsi qu'il l'eût fait si, au lieu d'eau pure, elle avait contenu un liquide dangereux, il en versa quelques gouttes sur le coton, en ayant grand soin de lever la tête le plus possible, comme s'il craignait lui-même l'odeur, pendant cette opération. Le liquide versé, il prit une montre à secondes et attendit.

    L'effet ne fut pas long à se produire. Au bout de quinze secondes à peine la plupart des personnes placées au premier rang levaient la main, et en moins d'une minute l’odeur se répandait jusqu'au fond de la salle. Bien mieux, plusieurs des assistants se retirèrent en toute hâte en se bouchant le nez, parce que l'odeur commençait à les incommoder.

    On n'ajoute pas que le savant compléta l'expérience en faisant boire un verre de la même eau, pour les remettre, aux personnes indisposées ; il n'est pas douteux pourtant que s'il l'eût fait elles s'en seraient trouvées fort bien ; mais telle qu'elle est l'expérience est suffisamment concluante, et nous la livrons sans la corser en rien aux méditations des sceptiques.

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