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    Causerie

    Nous pouvons enfin respirer a notre aise. Depuis quelques mois les plus sinistres prédictions couraient le monde ; un savant avait annoncé qu'il nous fallait tous songer à faire nos paquets pour le grand voyage ; le globe terrestre allait être à bref délai rayé de la carte des corps planétaires qui gravitent autour du soleil ; c'était fini de nous, l’écrabouillement général était à la veille de se produire, et les anges préposés à l'appel du jugement dernier se préparaient à emboucher leurs trompettes sinistres. Déjà les signes avant-coureurs du chambardement général s'étaient fait sentir ; des tremblements de terre répétés, qui ont fait d'innombrables victimes, avaient ravagé l'Asie et l'Amérique ; il nous en pendait autant au nez sans préjudice du cataclysme universel qui devait réduire définitivement la boule terrestre en poudre.

    Ce n'était pas gai du tout. Adieu les projets d'avenir, adieu l'Exposition de 1900, adieu le vingtième siècle dont nous entrevoyons l'aube naissante, plus ne m'est rien, rien ne m'est plus ; nous étions bel et bien condamnés à tout jamais, et lorsqu'on s'abordait on était tout disposé à échanger le funèbre salut des trappistes : Frère, il faut mourir !

    Rassurons-nous. Il paraît qu'il y avait eu maldonne. Le savant, qui ne savait rien, avait fait une erreur de calcul, il avait pris des vessies pour des lanternes et voulait nous en faire prendre autant. La comète destructrice qui, à l'entendre, devait nous mettre en miettes, s'annonce comme le plus inoffensif de ces astres errants, et son choc, si notre monde pénètre dans son orbite, n'aura d'autre effet que de déterminer, vers le 13 novembre prochain, une magnifique pluie d'étoiles filantes.

    Des illuminations au lieu d'une destruction totale, ce n'est pas tout à fait la même chose ; notre astrologue s'est tout simplement fourré le doigt jusqu'au coude dans sa lunette. Au moyen âge on l'eût bel et bien brûlé vif pour lui apprendre à vivre ; on en a brûlé bien d'autres dont le seul tort avait été de deviner la vérité. Donc, malgré lui, le monde continuera de tourner, et nous pouvons dormir sur nos deux oreilles, pour autant qu'il soit commode, bien entendu, de prendre ainsi son repos.

    C'eût été vraiment dommage, à de nombreux points de vue, que cette liquidation générale se fît à si bref délai ; nous n'en retiendrons qu'un pour aujourd'hui, celui qu'envisage en une copieuse dissertation un autre savant, d'origine américaine.

    D'après ce dernier, non seulement les races humaines se transforment continuellement, mais en outre elles vont chaque jour en se rapetissant. S'il faut l'en croire, nos arrière-petits-neveux éprouveront de bien vives surprises devant les squelettes humains de notre époque. Ainsi que Gulliverà Lilliput, nous apparaîtrons aux yeux de ces hommes minuscules comme des géants monstrueux et nos ossements seront pour eux un sujet d'étonnement, tant leurs dimensions leur sembleront extraordinaires. Et l'auteur nous prévient que ce rapetissement incessant n'aura pas de limites, si bien que notre descendance finira par se réduire aux proportions de nos plus petits insectes. Ceux-ci alors auront à ses yeux des tailles redoutables, à moins que leur destin ne soit aussi de subir le même sort que l'espèce humaine, et d'aller en se réduisant à l'état d'invisibles microbes, ce qui serait après tout très naturel.

    Dans ces conditions la terre n'aura pas de peine à loger à l'aise tous ses habitants, ce qui est le grand souci de certains calculateurs qui semblent craindre qu'un jour viendra où le sol manquera aux humains devenus trop nombreux et réduits à s'entredévorer pour s'éviter de mourir de faim, tel Ugolin dévorant ses enfants pour leur conserver un père. Avons-nous dit que la dissertation dont nous venons de parler avait pour auteur un Américain? Dès lors on peut aisément juger ce qu'en vaut l’aune.

    Ces citoyens du nouveau monde ont parfois de bien étranges fantaisies. De ce genre est celle dont les journaux transatlantiques nous apportent la nouvelle et qui est éclose dans le cerveau d'un compatriote de l'amiral Dewey.

    Dans notre vieille Europe, où l'on se plaît à se diviser, même dans la mort, les uns penchent pour l'incinération tandis que les autres se contentent tout simplement de l'inhumation ordinaire. Il en va tout autrement là-bas, et la recherche de l'originalité n'y connaît point de limites C'est ainsi que notre homme, qui fut en son vivant fabricant de salaisons, n'a pas voulu que sa dépouille mortelle fût traitée comme celle du commun des mortels, et il a ordonné par testament que son corps fût mis en conserve dans sa propre usine.

    Respectueux de ses volontés dernières ses héritiers ont en conséquence fait fabriquer une vaste boîte de fer-blanc où le défunt, convenablement recouvert de saumure, a été placé avec les préparations d'usage, que tinrent à accomplir ses plus anciens employés. Nous avions déjà le Bourguignon salé, mais l’Américain en question lui fait joliment la pige.

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