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    Causerie

    Emile Marck, dont on a ces jours-ci annoncé la mort, n'aura pas tardé à suivre dans la tombe son protecteur et ami Francisque Sarcey, qui fut en quelque sorte, comme on l’a dit avec raison, son parrain artistique.

    II y a juste vingt ans Marck était directeur des théâtres municipaux de Lyon. Si son exploitation ne fut pas fructueuse en ce terrible hiver de 1870-80 où le Rhône était pris et où les glaces amoncelées sur la Saône atteignaient la hauteur des parapets des quais, du moins lutta-t-il vaillamment et fit-il jusqu'au bout honneur à sa signature.

    C’était un fort honnête homme, doublé d'un directeur très épris de son art. Au Grand-Théâtre, où il avait su réunir une troupe remarquable, il monta Aida, dont les représentations eurent un éclat exceptionnel ; il comptait parmi ses pensionnaires des artistes tels que M. Tournié, l'habile directeur actuel, les barytons Guillien et Delrat, Mlle Baux, l'excellente Falcon ; la belle Mlle d'Ervilly," chanteuse légère, etc.

    Les Célestins n'étaient pas moins bien partagés ; on y comptait Dalbert, le futur directeur de notre scène de comédie, l'excellent Gerbert, Gornaglia, le comique Belliard, alors dans tout l'épanouissement de son talent, Mlle Subra, sœur de la danseuse de l'Opéra, Mlle Montbazon dont les heureux débuts donnaient déjà tant de promesses, et combien d'autres dont les noms nous échappent! En dehors du répertoire courant Marck avait caressé le rêve de donner, aux Célestins, des vendredis classiques ; l'expérience ne réussit guère du point de vue pécuniaire, mais les amateurs ne purent que lui savoir gré de l'avoir tentée dans les conditions les plus honorables.

    Francisque Sarcey, dont nous évoquions tantôt la mémoire, eut l'occasion de venir à Lyon à cette époque, pour répondre à l'invitation qui lui avait été adressée par M. Boucher-Hallé, le premier directeur du Théâtre-Bellecour, dont l'ouverture, il nous en souvient bien, eut lieu le 27 septembre 1870.

    Mais l'éminent critique n'eut garde de manquer de concilier les devoirs de l'amitié avec ses obligations professionnelles, et la veille même du jour où eut lieu l'ouverture du théâtre sur remplacement duquel sont à l'heure actuelle installés Le Progrès et son frère puiné Le Progrès illustré, tint à faire une conférence sur la scène des Célestins ; Marck avait encadré cette conférence entre Miss Mullon et Le Dépit amoureux.

    La représentation fut excellente ; quant à la conférence, elle obtint le plus grand succès, et nous en avons, après vingt ans écoulés, gardé le vivant souvenir. Francisque Sarcey avait pris pour sujet : le Théâtre en province. Il y déploya toute sa verve, faite d'autant de causticité que de bonhomie, enveloppant de compliments bien mérités quelques jolis petits coups de patte qu'il n'épargna ni aux artistes ni à leur directeur. Marck, dit-il notamment, ne m'a jamais bien plu comme comédien, mais il est ici parfaitement à sa place.

    Et il partit de là pour réfuter cet axiome en vertu duquel on ne joue bien la comédie qu'à Paris. On avait justement joué la veille aux Célestins une joyeuse bouffonnerie d'Henri Ghivot, les Locataires de M. Blondeau, qualifiée par son spirituel auteur de pièce en cinq étages , en raison de ce que, s'ouvrant à l'étage inférieur d'une maison, elle se déroulait d'acte en acte à un étage plus haut ; le dénouement se passait dans les mansardes.

    Le célèbre conférencier ne fit aucune difficulté de reconnaître qu'à son avis elle était mieux interprétée à Lyon qu'à Paris ; certes, parmi les comédiens du Palais- Royal, qui la jouaient à la même époque, se trouvaient quelques artistes hors de pair ; mais Sarcey déclara hautement que dans son ensemble elle lui plaisait mieux qu'à Paris où il n'avait pas remarqué la même cohésion, le même fondu. Tous ceux qui avaient vu la pièce à sa création sur l'ancienne scène de la Montansier furent unanimes à reconnaître la justesse de l'observation.

    Ainsi que nous l'avons rappelé plus haut, le lendemain de cette conférence eut lieu la représentation d'ouverture du Théâtre-Bellecour. La rare splendeur de la salle construite par Chartron, avec le ruissellement de ses ors sous les feux électriques, fut très admirée, et le magnifique plafond du regretté Domer obtint tous les suffrages. On donnait La Jeunesse de Louis XIV avec quelques intermèdes de musique joués par un excellent orchestre ; un superbe ballet exécuté par soixante-dix danseuses compléta le spectacle.

    La salle était d'ailleurs brillamment composée ; la critique parisienne avait donné avec un bel ensemble ; on y remarquait, en dehors de Francisque Sarcey déjà cité, MM. Auguste Vitu, du Figaro, Oscar Comettant, du Siècle, Stoullig, du National, Henri Fouquier,du XIXe Siècle, etc.

    La direction avait bien fait les choses. Le beau drame d'Alexandre Dumas père avait pour principaux interprètes Lafontaine, qui fut admirable dans le rôle deMazarin ; Marais, qui devait mourir plus tard atteint de folie russe, dans le rôle de Louis XIV, et divers autres artistes de l’Odéon, Mlle Marie Samary, sœur de Jeanne Samary, l'inoubliable rieuse delà Comédie- Française ; Mlle Raphaële Sizos, alors à ses débuts, etc. La mise en scène avait été fort soignée ; une meute de quarante chiens de Saintonge figura dans la chasse.

    Malheureusement les loges formant le pourtour du rez-de-chaussée, devant le promenoir, n'étaient pas fermées ; on n'entendit pas grand'chose et on gela quelque peu ; le spectacle se ressentit de cette fraîcheur.

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