Causerie
Faut de la vertu, pas trop n'en faut
, dit un vieux proverbe populaire. Si lon en peut dire autant de la gaieté, nul, je présume, ne fera difficulté de reconnaître que par le temps qui court nous sommes bien loin de dépasser la mesure. En dehors des tristesses morales où plonge tous les gens de cur, le récent jugement que lon sait, on n'entend parler que de redoutables fléaux contre la propagation desquels les secours de la science se sont montrés impuissants jusqu'ici, la peste qui affole la population portugaise et la fièvre aphteuse qui, sur plusieurs points, désole nos campagnes. Comment sortira de tout cela le siècle finissant?
Rien de moins folâtre que ce temps, puisque la chose qui prête le plus à rire en ce moment est encore une maladie : la maladie du rire tout bonnement. On en signale même un cas fort curieux qui se serait produit tout récemment, loin d'ici d'ailleurs. Il s'agit d'un individu qui rit constamment, sans désemparer, et qui rit tellement qu'il en perd parfois connaissance, tout en continuant à s'esclaffer. On la transporté à l'hôpital, et les médecins, qui ny comprennent rien, en sont réduits à se demander ce qui a bien pu provoquer chez le sujet soumis à leur examen cette incessante hilarité.
Le mal s'est déclaré subitement un beau soir, tandis qu'il se trouvait au milieu des siens, son travail achevé. Tout à coup, il était parti d'un grand éclat de rire, qui gagna bientôt son entourage ; on crut d'abord que ce qui le faisait se pâmer ainsi n'était autre chose que le souvenir d'une bonne plaisanterie ; on l'interrogea, l'homme continua à rire à gorge déployée sans donner la moindre explication. Au bout d'une demi-heure la famille ne riait plus, et comme il continuait à se tordre, on alla chercher les voisins.
Rien n'y fit ; si bien que sa femme et ses enfants, justement inquiets, le firent transporter à l'hôpital, où ce malade hilare éclata de rire au nez de tous les médecins ! Ceux-ci sont très perplexes, et ils n'osent se prononcer sur le cas de leur client qui, si l'on ny met bon ordre, est capable de mourir de rire pour de vrai, ce qui ne serait pas risible du tout. En attendant, l'état de l'homme qui rit paraît s'être aggravé, en ce sens qu'il rit de plus en plus.
Il y a quelque temps déjà, un homme qui jusqu'alors s'était montré d'humeur joviale, avait parié de rester toute une année sans rire ; il parcourut la France, accompagné de deux personnes qui avaient mission de l'observer, se prêtant très volontiers à toutes les plaisanteries qu'on lui faisait. Il répondait avec le plus grand sérieux aux questions les plus folichonnes, et personne ne put arriver à le dérider, ne fût-ce qu'une seconde. Il gagna son pari. Peut-être est-ce le même qui pouffe de rire maintenant, pour se rattraper.
Un monde où lon ne doit pas beaucoup rire actuellement c'est celui des princesses de sang royal ou impérial. Au dire d'un de nos confrères qui a consciencieusement épluché l'almanach de Gotha, les susdites princesses en âge de se marier sont présentement au nombre de soixante et onze, alors qu'il n'y aurait que quarante-sept princes issus de familles régnantes, pas un de plus, en état de prendre femme. Soit par conséquent deux douzaines de jeunes princesses condamnées, sous peine de mésalliance, à coiffer sainte Catherine. C'est bien triste en vérité. On dit qu'on a vu, au temps jadis, des princes épouser des bergères ; que n'est-il permis aux infortunées princesses modernes de prendre leur revanche en épousant des bergers ! Elles y pourraient bien trouver leur compte, et les bergers aussi. A la rigueur, à défaut de pâtres aux pipeaux rustiques, il reste aux héritières des têtes couronnées les musiciens tziganes ; même quelques-unes y ont songé déjà.
En fait de mariage, il en est un à la veille de s'accomplir qui n'est pas banal du tout. Il s'agit d'un roi, d'un roi sans sceptre ni couronne, il est vrai, mais qui sûrement se moque d'un trône comme d'une guigne, car il est assez joliment bien partagé. Nous voulons parler de M. Franck Gould, le milliardaireaméricain, surnommé le roi du pétrole.
M.Gould s'est épris d'une petite danseuse, aussi pauvre qu'honnête, d'un théâtre de Londres, et il a demandé la main de la jeune personne dont il est devenu amoureux fou en lui voyant lever la jambe. Mlle Lily Sheppart, tel est son nom, est dit-on une fort jolie personne, qui n'a d'autre capital que sa seule vertu. Exemple à suivre pour les jeunes ballerines qui seraient tentées de se livrer à des écarts intempestifs pour décrocher du pied la fortune.
Une autre danseuse, moins heureuse celle-là, fait aussi parler d'elle en ce moment, une ancienne, très ancienne danseuse, Céleste Mogador, âgée aujourd'hui d'au moins quatre-vingts ans et qui fit les délices des habitués de Mabille, sous le règne de Louis-Philippe. La camarade de Brididi, l'ancêtre de la Goulue et de Grille-d'Egout, s'appelle légitimement la comtesse de Chabrillan ; elle est la veuve d'un agent consulaire, et c'est à ce titre que, se trouvant sans ressources, elle vient d'adresser au gouvernement une demande de secours. Qui eût cru que la vieille marcheuse, l'antique prêtresse du chahut était encore de ce monde ? Pauvre Mogador !