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Causerie

On médit volontiers de l'administration française, celte bonne vieille administration dont on dit souvent, non sans ironie toutefois, que l'Europe nous l'envie ; cette ironie ne prouve rien, sinon que les Français sont hommes d'esprit et qu'ils aiment à le montrer en toute occasion, à tort ou à raison.

Certes, elle est parfois tracassière et sottement minutieuse, et elle se soucie peu de faire perdre des moments précieux, par l'abus des formalités, à nombre de braves gens qui estiment avec raison que le temps est de l'argent. Mais en somme, il faut bien se faire à cette idée que d'innombrables Français n'ont d'autre rêve que le fonctionnarisme, et que si on écourtait tant soit peu les formalités, la plupart des fonctionnaires, n'ayant plus de raison d'être, seraient forcément mis sur le pavé.

Il faut que tout le monde vive, et c'est pourquoi, tant qu'il sera de mode de se ruer sur les fonctions publiques, rien ne sera changé à un état de choses dont tout le monde se plaint, y compris ceux qui en sont les premiers responsables. Tout bien considéré, il faut reconnaître que l'administration ne s'endort pas sur ses ronds de cuir ; elle travaille, ne fût-ce que pour prouver qu'elle sert à quelque chose et qu'elle ne gaspille pas inutilement l'argent du bon contribuable.

Ne nous a-t-elle pas dotés récemment d'une nouvelle monnaie? Nous n'en sommes pas plus riches, assurément, mais il n'en est pris moins vrai que beaucoup d'entre nous ont éprouvé une véritable joie à collectionner les premiers échantillons qui leur sont tombés sous la main et qu'ils les ont précieusement conservés tant qu'ils n'ont pas été défraîchis, les échantillons s'entend.

Et ce ne sont pas seulement ceux qui ont le plus facilement pu s'offrir ce luxe qui se sont montrés satisfaits du nouveau lancement monétaire ; on cite des individus qui n'ont eu jusqu'ici que de vagues occasions d'en avoir quelques modestes spécimens dans leurs poches et qui ne se sont pas moins vivement réjouis de la transformation, à preuve ce bohème invétéré à qui l'annonce de l'apparition prochaine du nouveau louis a arraché ce cri du cœur :

Il n'est pas trop tôt qu'on frappe de nouvelles pièces de vingt francs, car les anciennes sont devenues joliment rares.

Et voilà que maintenant une autre administration, emboîtant le pas à la Monnaie, va nous doter d'un nouveau papier timbré. Elle s'est aperçue — elle y a mis le temps — qu'on n'éprouvait qu'une médiocre satisfaction à recevoir son papier, et elle s'est dit qu'il devait y avoir un moyen de le faire accepter sans rechigner.

Une fois posée, la question a été mûrement étudiée, et elle est à la veille d'être résolue. L'ancien timbre transparent, dont depuis près de cinquante ans le graveur Duquet préparait les plaques de cuivre à filigrane, ayant décidément cessé de plaire, on a supprimé les branches de laurier, cruellement ironiques, comme a dit quelqu'un, pour les exploits qu'elles couronnent, et l’on a posé en surcharge l'une de l'autre les initiales R. F. qu'encadre le millésime par deux chiffres à droite et deux à gauche.

Est-ce assez joli ? L'administration, vous le voyez, ne néglige rien pour nous satisfaire, et nous ne pouvons nous empêcher de déclarer après cela que si dorénavant quelqu'un s'avise de ne pas se montrer enchanté de recevoir du papier timbré, c'est qu'il sera bien difficile. Administration, merci !

Des gens qui se soucient peu du papier timbré, pour le moment du moins, ce sont les bons habitants de Kharkof, en Russie ; ils ont de bien autres soucis en tête, et peu leur chaut qu'on vienne instrumenter chez eux. Ils ont du reste presque en totalité quitté la ville et ne sauraient être touchés, le cas échéant, par aucune signification en règle.

En effet, le bruit s'étant répandu, à la suite de nous ne savons quelle prophétie, que la fin du monde était proche, la plupart des habitants ont précipitamment quitté la ville et se sont réfugiés dans la campagne.

Quelques esprits sages ont vainement essayé de les retenir ; on ne raisonne pas devant la panique, et ils en ont été pour leurs frais. Nos pères de l'an 1000 en avaient fait bien d'autres en pareille occurrence. Mais on se demande le pourquoi de ce subit exode. Ont-ils pensé que les trompettes du jugement dernier feraient d'abord écrouler les maisons et qu'en rase campagne ils avaient des chances de se tirer d'affaire, comme pour un vulgaire tremblement de terre ? Ils auraient pu se dire que si le monde devait finir ils ne seraient pas plus épargnés dans les plaines de l'Ukraine qu'au beau milieu de leur ville. Mais il se sont bien gardés de réfléchir à quoi que ce soit ; en hâte, sans prendre le temps de payer leur terme, ils ont déménagé et ne paraissent pas disposés à revenir de sitôt.

En attendant qu'ils aient changé d'idée, les propriétaires qui, eux, ont dû rester fermes à domicile, doivent commencer à la trouver mauvaise. Peut-être après tout, n'était-ce qu'un truc habile pour déménager à la cloche de bois. Nos fidèles alliés nous font l'effet d'être plus malins qu'on ne pense.

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