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Causerie

Depuis quelque temps une petite épidémie qui, pour n'être pas mortelle, n'en exerce pas moins, à deux époques de l'année, sa fâcheuse influence, sévissait sur la France. On l’a dénommée la fièvre rouge, et sa nature est telle que l'application d'un ruban de même couleur à la boutonnière est le seul remède efficace pour la guérison de ceux qui, d'ailleurs en petit nombre, se trouvent atteints de ce mal semestriel. Le remède est venu bien tardivement cette fois, et son action bienfaisante s'est fait sentir aussitôt ; mais il faut croire qu'il n'en restait guère dans les officines officielles qui le dispensent, car il n'en a été fait aucun envoi à Lyon, et c'est Paris qui, à quelques exceptions près, l'a entièrement absorbé. Félicitons donc ceux qui en ont bénéficié, nous y comptons justement plusieurs amis, tout en engageant à la patience les quelques Lyonnais qui comptaient sur la réception du baume bienfaisant ; ils auront leur tour... plus tard ; tout vient à point à qui sait attendre.

Savoir attendre, tout est là ; on ne saurait le contester par le temps qui court, où de grands hommes, défunts d'ailleurs, ce qui leur permet de patienter avec la plus parfaite sérénité, attendent le marbre ou le bronze qu'on se hâte tant de décerner à d'autres qui paraissent souvent y avoir des droits très discutables. Balzac vient à peine d'avoir sa statue et Victor Hugo n'a pas encore la sienne. Et pourtant !

Il est de mode aujourd'hui de railler la statuomanie. Nous ne tomberons pas dans ce travers, d'autant que très souvent il ne s'agit là que d'un simple procédé de rhétorique pour arriver à démontrer l'absolue nécessit?? d'ériger un monument à une célébrité quelconque. On blague, mais on a son idée, et tout doucement on vous incite à verser votre obole pour l'homme qui, pour l'homme que... Et le lecteur, qui ne se méfie pas, y va de ces cent sous ; le tour est joué.

Et pourtant il faut bien reconnaître que les enthousiasmes locaux vont parfois trop loin dans l'expression de leur admiration. Le vieux proverbe d'après lequel nul n'est prophète dans son pays ne signifie plus grand’ chose maintenant ; on vous statufie un homme pour un rien ; et la moindre bourgade veut avoir son monument. Et cela se comprend après tout ; qui dit statue dit inauguration ; on inaugure donc brillamment, avec discours et fanfare à la clef, et il est bien rare que quelque distinction ne vienne pas s'accrocher sur l'habit d'un notable de l’endroit.

C'est toujours cela de gagné, et l'on se dit après tout que ceux qui sont le plus incontestablement sacrés grands hommes ne sont pas toujours ceux qui ont rendu le plus de services, sans compter que messieurs les sculpteurs sont souvent dans le marasme, et qu'il faut bien que tout le monde vive.

Voyez ce qui se passe en Amérique. Là, on ne va pas de main morte, comme on dit, et nous y sommes joliment dépassés. Dans l'état du Colorado on vient de commander à un statuaire-orfèvre une statue en or massif, qui reproduira l'image d'une célèbre actrice, miss Maud Adams. Les fonds sont souscrits, et l’on compte qu'il ne faudra pas moins de douze cents livres du précieux métal pour fondre cette statue qui figurera, paraît-il, à l'Exposition universelle de 1900. Une statue en or massif ! Nous voilà bien loin de la fameuse baignoire en argent de Blanche d'Antigny. Ces Américains, quand ils s'en mêlent, poussent la galanterie à des limites inconnues depuis l'ancienne Grèce.

Autre trait de mœurs américaines, pendant que nous y sommes. Guzman Blanco, l’ex-président de la République vénézuélienne, qui vient de mourir, n'a pas encore de statue d'or dans son pays, et peut-être n'en aura-t-il jamais, les finances de l'Etat ne le permettant guère ; mais par contre il y compte quantité de statues érigées de son vivant ; elles ornent toutes les églises de Caracas. Ces statues sont celles des apôtres, le clergé vénézuélien, pour faire sa cour au président, ayant fait visser sa tête sur les corps décapités des disciples du Christ.

On dit même que Guzman Blanco avait demandé cette substitution économique afin qu'il suffît, quand il descendrait du pouvoir, de dévisser sa tête et de mettre à sa place celle du président titulaire.

Vous connaissez l'histoire de cette petite commune de France où un brave homme de conseiller municipal proposa un jour de voter l'érection d'un socle de statue.

Mais nous n'avons personne pour mettre dessus ! fit observer quelqu'un.

Cela ne fait rien, riposta le prévoyant édile, préparons toujours le piédestal, le grand homme viendra plus tard.

Nous ne savons s'il est arrivé depuis ; mais le Venezuela est encore plus avancé, il ne lui reste que très peu de frais à faire pour se payer la tête du premier héros venu.

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