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    Causerie

    Un abominable assassin qui du reste a fait preuve, à ses derniers moments d’autant de résignation que de courage, payait l'autre matin, à Montbrison, sa dette à la justice. De pénibles exigences professionnelles nous avaient fait une obligation d'aller voir ce triste spectacle, dont nous sommes revenu, comme à chaque fois profondément écœuré. D’aucuns y assistent avec le plus parfait sang-froid, sans y éprouver ni émotion ni dégoût, mais tout le monde n'est pas à ce point maître de ses nerfs, et nous avouons volontiers, en dépit d'une habitude, hélas déjà longue, que la vue de ces tueries légales nous affecte toujours bien péniblement.

    Mais ce qui nous surpasse, en ces tristes occasions-là, c'est de constater l’extraordinaire empressement que met à se repaître de cet odieux spectacle l’élément féminin. Il y avait là, tout autour de nous, quantité de femmes et de jeunes filles juchées sur des chaises ou penchées aux fenêtres voisines, qui paraissaient prendre un vif intérêt aux lugubres apprêts du montage de la guillotine, et qui n'ont pas broché jusqu’au moment où le couperet est tombé et où un flot de sang humain a jailli sur le sol.

    Et notez que la plupart de ces demoiselles avaient fort honnête apparence. Ce n’était pas la tourbe des filles perdues qui se pressent dans les grandes villes comme Lyon à ces sanglantes matinées, après s’y être préparé par des orgies nocturnes. Elles étaient venues là tranquillement, en famille pourrions-nous dire, sans se douter le moins du monde de ce que leur présence en pareil lieu avait de déplacé, comme elles seraient allées à tout autre spectacle.

    Cela nous a paru très fâcheux. Nous n’avons jamais cru à l’influence moralisatrice des exécutions publiques ; nous n’y voyons pour notre part que la satisfaction d’une curiosité malsaine ; aussi attendons-nous impatiemment le vote de la loi qui fera opérer M. Deibler fils dans l’intérieur des prisons.

    Mais quittons ce triste sujet, et, pour nous en distraire, parlons un peu de statistique. A en juger par le nombre de gens qui s’y adonnent, ce genre d'exercice paraît bien amusant ; cela n'est pas exact toujours, mais le moyen d’y contredire si l’on n'a pas le loisir de passer des jours et des nuits à vérifier les résultats donnés comme absolument justes ! Le plus simple est encore d'y croire.

    Un scrutateur patient de notre pauvre humanité a calculé que, dans l'espace d'une année, l'homme prononçait une moyenne de 11.800.000 paroles, en chiffres ronds ; il ne nous donne pas le nombre des mots prononcés par les dames, mais il est bien permis de croire qu’il n’est pas inférieur à celui qu’il nous attribue, et qui est déjà fort coquet. Le nombre des poignées de main données pendant le même temps est évalué à une moyenne de 1.200, équivalent à la forte nécessaire pour soulever une locomotive de 80 tonnes. Quant aux paupières, sans être affligé du moindre tic, l’homme en douze mois, ne les lèverait pas moins de 94.000.000 fois, énergie musculaire suffisante pour soulever un poids de 25 kilogrammes.

    Il va sans dire que notre savant garantit absolument tous ces chiffres ; nous ne saurions, quant à nous, nous en porter garant. Mais au risque de faire baisser la moyenne d’un mouvement annuel des paupières, nous accepter tels quels, les yeux fermés.

    Autre statistique, pendant que nous y sommes. Celle-ci d’ailleurs est absolument précise, puisqu’elle repose sur des renseignements officiels, très faciles à établir : c’est celle des objets trouvés, au cours de l’exercice écoulé, dans les gares et les wagons de chemin de fer de l’Etat.

    Ce sont les parapluies qui détiennent le record des objets perdus ; après eux viennent les cannes, ce qui prouve naturellement que le sexe barbu est très souvent distrait. Mais la sévère statistique est là, qui révèle aussi bien des distractions féminines, car parmi les autres objets oubliés, on voit figurer en bon rang les châles et les collets, les voilettes et même… les corsets.

    Vous reconnaîtrez bien, Mesdames, qu’il faut une assez jolie distraction pour oublier son corset, fût-ce dans un train ; on a même le droit de se demander comment on peut connaître ces oublis-là. Sans doute nous objectera-t-on qu’il s’agit de corsets préalablement enlevés avant de se mettre en route et emportés à la main, pliés dans un journal, mais c’est bien étrange tout de même.

    Et pourquoi d’abord enlever son corset, même en voyage ? pendant trop longtemps, certains savants ont déblatéré contre lui, en l’accusant de la plupart des maux dont souffre l’Eve moderne ; d’autres sont venus qui l’ont pleinement réhabilité, et qui pourraient bien avoir raison.

    Un médecin allemand, visitant le musée de Dresde, faisait, en effet, récemment la remarque que la plupart des déesses sans voile qui figurent sur les toiles des peintres de la Renaissance, avaient le dos rond. Ce ne pouvait être une erreur ou un caprice des peintres car chez les plus illustres il fit la même remarque. Albert Dürer, notamment, qui a dessiné un Adam magnifique, a infléchi l'épine dorsale d'Eve.

    Comme on ne peut douter de la sincérité de ces maîtres, le médecin en question a conclu, à la suite d'un long examen, que les femmes de la Renaissance, qui ne portaient pas de corset, avaient le dos voûté. Les personnes qui vont à la gare avec leur corset à la main connaissent maintenant le double danger auquel elles s'exposent.

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