Causerie
En cette fin de siècle, qu'on dit si positive, il y a encore de beaux jours pour le merveilleux. Volontiers on affecte de ne pas y croire et de le reléguer au rang des contes de fées qui charmèrent notre enfance, mais vienne une Mlle Couesdon ou une Mme de Thèbes, et lon voit nombre de gens, pourtant fort pratiques en affaires, hocher la tête avec des airs perplexes et se demander si après tout il ny aurait pas quelque chose de vrai dans la prédiction de ces pythonisses. Ils ny croient pas positivement, mais ils nen sont pas moins fortement ébranlés, et tout en formulant quelques réserves pour bien montrer qu'ils n'entendent point être pris pour dupes, ils inclinent au fond à penser que tout n'est pas pure imagination dans ces oracles qui sont généralement à double entente, comme on sait, quand ils ne sont pas tout bonnement rendus après coup.
On montrait tout dernièrement dans un café-concert de Lyon, une Voyante qui a obtenu un incontestable succès. Elle se tenait sur la scène, les yeux bandés, et son barnum, qui se promenait à travers la salle, demandait aux spectateurs de lui montrer une pièce de monnaie ou une carte de visite, ou bien encore il se faisait donner tout bas à l'oreille le titre d'un opéra ou d'une chanson quelconque.
Presque instantanément la Voyante indiquait très exactement l'effigie et le millésime de la pièce, les nom et prénoms inscrits sur la carte, ou elle entonnait un air de l'opéra demandé. Et les spectateurs de s'extasier sur le don merveilleux du sujet et sur le magique pouvoir du barnum qui lui transmettait sa pensée à distance.
Celui-ci pourtant déclarait loyalement Quil ny avait dans son procédé aucun sortilège ; mais le moyen de n'en point soupçonner quand on le voyait opérer ! Et cependant, si l'on y avait pris garde, on aurait bien vu qu'il accompagnait ses demandes au sujet d'une bizarre mimique, sorte de sténographie par gestes, indiquant la réponse à la question posée.
Mais, direz-vous, puisqu'elle avait les yeux bandés? Eh bien, c'est que le voile était assez léger pour qu'elle pût voir au travers. Fort bien, objectera-t-on, mais à un moment donné le sujet tournait le dos au public ! C'est vrai ; mais en ce cas le barnum changeait son système, et il indiquait la réponse à faire au moyen de certains mots habilement placés dans ses demandes, à la façon de ces compères qui en quelques paroles savent faire connaître à un grec le jeu de son adversaire. Ce n'est pas plus malin que cela ; mais est-il bien sûr que tous ceux qui nous font l'honneur de nous lire accepteront cette explication ?
Vous souvenez-vous des frères Davenport, les fameux spirites qui vers la fin de l'Empire firent courir tout Paris? Ils se faisaient attacher solidement dans une armoire dont on fermait ensuite les portes, et tout aussitôt on entendait un assourdissant vacarme. L'armoire était remplie d'instruments de musique, et les deux spirites en tiraient les plus bruyantes sonorités. On rouvrait les portes et les frères Davenport apparaissaient solidement ligotés.
Quels étaient donc les esprits frappeurs qui, à les en croire, avaient fait tout ce beau tapage? Ni plus ni moins que les deux frères eux-mêmes qui, grâce à un truc ingénieux pouvaient se détacher sitôt les portes fermées et se remettaient ensuite en place, ainsi que le démontra le célèbre prestidigitateur Velle, père de « l'enchanteur » actuel, en opérant le même tour avec les portes ouvertes.
Les Davenport reçurent par la suite pas mal de pommes cuites, mais ils ne cessèrent d'invoquer la collaboration des esprits, et il se trouva plus d'un croyant pour refuser de se laisser désabuser.
Après une assez longue absence les frères Davenport voulurent tenter de recommencer en France leurs expériences, et nous les vîmes un beau jour arriver à Lyon, vers 1875. Ils avaient invité la presse à une représentation privée, et ils nous réunirent dans un petit hôtel du centre, où ils étaient descendus.
Le coup de l'armoire nobtint pas le moindre Succès ; aussi jugèrent-ils nécessaire d'essayer autre chose pour nous convaincre. Tandis que nous étions plongés dans la plus complète obscurité, plusieurs d'entre nous reçurent sur la tête ou sur les épaules une légère tape. Tirer de sa poche une boite d'allumettes en cire et en faire jaillir la lumière fut pour un de nos confrères l'affaire de deux secondes. Et qu'aperçûmes-nous? L'un des spirites qui fuyait éperdu derrière son armoire.
Est-il besoin d'ajouter que les expériences en restèrent l à ? Les spirites repartirent le lendemain sans songer à donner de représentation publique, et on ne les revit plus.
En ce moment la mode est aux spectres, et les graves journaux de Londres en signalent un qui fait des apparitions régulières à la Chambre des communes. Ce spectre n'est autre que le double d'une dame Milman, femme d'un des principaux fonctionnaires du palais de Westminster, qui s'en déclare fortement incommodée. Elle ne l'a pas vu, mais elle l'entend souvent ; quant à ses domestiques, ils l'ont rencontré maintes fois dans l'escalier, alors que leur maîtresse était tranquillement dans sa chambre. Et les badauds de Londres de courir chez la bonne dame qui, au rebours de Schlémihl, lequel avait perdu son ombre, se voit ainsi affligée du spectre importun de sa propre personnalité.
Ce siècle de lumières a parfois de bien étranges obscurités.