Causerie
Nous voici revenus à un bien douloureux anniversaire. Il y a eu hier en effet cinq ans, l'infortuné président Carnot, qui venait quelques instants auparavant, en un magnifique langage, de faire un émouvant appel à la concorde et à l'union de tous les Français, se rendait au Grand-Théâtre au milieu des plus triomphales ovations qu'on puisse ouïr, lorsqu'un abominable assassin, sortant des rangs pressés de la foule d'où s'élevait ce concert d'acclamations enthousiastes, se ruait sur lui et le frappait à mort.
Cinq ans ! Et le monument à l'édification duquel, dans un grand mouvement de piété nationale, toutes les communes de France ont tenu à contribuer, ce monument est loin encore d'être arrivé à son achèvement. Depuis plusieurs années déjà d'autres ont été menés à bonne fin ; la ville de Dijon naguère en inaugurait un des plus remarquables, et Lyon attend toujours le sien. Après une complète interruption qui a duré des mois et des mois, les travaux viennent enfin d'être repris, mais combien de temps s'écoulera encore avant qu'on y ait mis la dernière main ! Au train dont vont les choses il est à craindre que ce jour ne luise pas de longtemps, et c'est absolument fâcheux.
Il y a quelques mois à peine on pouvait voir dans la rue de la République des ouvriers occupés à ciseler des motifs de sculpture sur les dessus de portes d'allée, et ce travail, croyons-nous, reste à faire pour plus d'un immeuble. Or ces maisons remontent à une bonne quarantaine d'années. Nous pensons bien qu'on mettra plus de hâte à terminer les sculptures du monument, mais n'empêche que nous ne sommes pas complètement rassurés à cet égard, et rien ne nous dit que tout soit achevé avant la tin du siècle présent. Nous serions en tout cas enchantés de nous tromper dans nos prévisions.
Lamiral suisse revient sur leau. Il y a fort longtemps qu'on n'en parlait plus, de ce légendaire amiral à éperons, créé de toutes pièces dans les dernières années de l'Empire par l'outrancière fantaisie d'un librettiste d'opérette, et voici que l'amusante silhouette du personnage vient d'être très inopinément tirée des profondeurs de l'oubli où elle avait sombré après une longue et brillante carrière.
Sa réapparition n'a rien par elle-même de bien étonnant ; ce qui est plus curieux et surtout plus imprévu, c'est la circonstance qui vient de le faire rentrer en scène. Les graves diplomates réunis à la conférence de La Haye discutaient ces jours-ci sur la situation des navires des puissances neutres et les mesures à prendre pour les empêcher d'être capturés, quand les délégués helvétiques demandèrent la parole.
Grande fut la surprise de l'assemblée en présence de cette intervention, et l'on se demandait non sans une vive curiosité ce quallaient pouvoir dire, sur une question maritime qui les touche si peu, les représentants de la Suisse, quand ceux-ci déclarèrent tout simplement qu'ils se récusaient pour cause d'incompétence.
Et l'amiral suisse! interrompit tout à coup un des membres de la commission ; pourquoi n'est-il pas ici?
On juge du fou rire qui s'empara de l'assistance ; il convient d'ajouter que les représentants de nos excellents voisins, loin de se formaliser le moins du monde de cette joyeuse saillie, prirent part de bon cur à l'hilarité générale.
Mais nous voilà fixés, maintenant ; si jamais la gaieté venait à disparaître, on saura désormais qu'on peut la retrouver dans les congrès diplomatiques ; on ne s'en serait jamais douté sans cela.
Et puisque nous en sommes aux choses de l'art nautique, terminons par le récit d'une récente aventure dont le héros n'est autre que l'empereur Guillaume.
Le souverain allemand assistait l'autre jour à des régates sur l'Elbe. Vêtu d'un complet de yachtman et la pipe à la bouche, il tenait la barre du Météore et suivait attentivement la marche des bateaux concurrents. Il la suivait même avec tant d'attention que, sans qu'il y prît garde, le Météore alla s'échouer sur un banc de sable et qu'il fallut pour le dégager plusieurs péniches à vapeur et même un torpilleur.
L'accident n'eut pas d'autre suite ; mais, si peu important qu'il fût, il n'en exerça pas moins une fâcheuse influence sur l'éloquence impériale. Le soir venu, l'empereur présidait la distribution des récompenses et, selon son habitude, il prononça un discours. Mais quelle ne fut pas la stupéfaction de ses auditeurs lorsque, après avoir vanté les bienfaits du yachting, il compara la nation allemande à un noble cheval pur sang
. L'effet de l'allégorie fut jugé plutôt médiocre ; ça n'était pas ça du tout, et l'on s'en étonna vivement; mais on en a joliment ri depuis quand on a su que l'empereur, dans le discours qu'il avait préparé, comparait l'Allemagne à un navire dont il tenait la barre. L'accident de la journée l'avait malencontreusement obligé à renoncer à sa métaphore, pour éviter toute allusion maligne ; on voit qu'il ny a pas réussi du tout.