Causerie
Les gens superstitieux triomphent, ceux qui croient ils sont plus nombreux qu'on ne pense à l'influence néfaste du vendredi, ceux que fait trembler une salière renversée, et qui pour rien au monde ne voudraient prendre place à une table de treize couverts, bien qu'il soit établi que cette rencontre est fâcheuse seulement lorsqu'il ny a à manger que pour douze.
C'est le cas d'Holocauste qui vient de réveiller chez des tas de bonnes gens cette absurde croyance, vous savez, ce fameux cheval de course qui passait pour le meilleur produit de trois ans et qui, à les en croire, a été, de par son nom malheureux, voué dans sa trop courte carrière à tous les sacrifices.
Il était entendu, il y a trois semaines, que dans le derby de Chantilly, le poulain de M. de Brémond ne devait faire qu'une bouchée de ses concurrents ; or, par une inexplicable malchance, Holocauste finissait piteusement troisième derrière le gagnant du blue riband. A deux jours de là, son propriétaire l'envoyait à Epsom, et il paraissait devoir prendre dans la grande course anglaise une éclatante revanche, lorsqu'à cent mètres à peine du poteau d'arrivée, alors qu'il semblait avoir course gagnée sur la fine fleur de ses rivaux britanniques, le malheureux cheval se brisait le paturon, si bien qu'il fallait labattre séance tenante.
Alas! poor Holocauste ! Mais à quoi sert la gloire, même pour les chevaux? Qui na conservé le souvenir de Tunis, le fameux cheval noir du brav'général, que les Parisiens admirèrent tant à une certaine revue du 14 juillet et qui fut pour beaucoup dans l'éphémère triomphe de son maître? Après avoir été aux honneurs Tunis, déchu, en fut réduit à traîner les voitures de place de Lille, et les journaux de la vieille boulange nous apprennent aujourd'hui que la superbe bête, devenue fourbue, vient d'être achetée par un boucher hippophagique de Douai et mise en morceaux pour être débitée sur la place du marché.
Si les chevaux, eux aussi, ont leur destinée, celle d'Holocauste, mort glorieusement au champ d'honneur, n'est-elle pas en somme préférable à celle de Tunis, que de brillants débuts n'ont pas empêché de finir aussi misérablement que son maître?
Parlez-moi au moins de ce brave homme de Maurice Kahn, qui vient de décéder enAutriche, à l'âge plus que respectable de cent treize ans révolus. Celui-là n'a pas eu à se plaindre de son sort. Boucher de son état, ce doyen des centenaires de l'Europe a joui jusqu'à ses derniers jours d'une santé florissante, qui faisait l'admiration de ses concitoyens et aussi, paraît-il, le désespoir de ses arrière-petits neveux, car ce moderne Mathusalem possédait une fort honnête aisance, dont il n'entendait pas faire de sitôt l'abandon à ses héritiers naturels.
Doué d'une mémoire exceptionnelle cet excellent M. Kahn prenait plaisir à raconter les principaux événements dont il avait été témoin depuis une bonne centaine d'années. Il s'est vu mourir, et s'il faut en croire nos confrères autrichiens, son seul regret, en partant pour le grand voyage, a été de ne pas voir se lever l'aube du siècle qui va s'ouvrir. Et au fait, au train dont il y allait, il devait se dire qu'il n'y avait pas de raison pour que cela finît.
Une vieille actrice anglaise vient de mourir qui, pour n'être point arrivée à l'âge de l'étonnant boucher viennois, n'en a pas moins, elle aussi, accompli une très longue carrière, puisqu'elle comptait quatre-vingt-douze printemps écoulés. Elle avait été, au temps jadis, célèbre pour sa beauté et avait conservé jusqu'à ses derniers jours une vivacité d'esprit qui rendait, dit-on, sa conversation singulièrement attrayante. Elle se nommait Mme Keeley et aimait à raconter les incidents auxquels, dans sa vie d'artiste, elle se trouva mêlée.
De ses aventures, que publie une revue anglaise, nous relevons celle-ci. Au temps de ses succès Mme Keeley avait particulièrement remarqué un de ses camarades de théâtre, qui passait pour un des plus beaux hommes de son époque. Ce camarade était marié à une femme fort aimable, qui l'aimait beaucoup. Mais le gaillard avait fait deux parts de son cur, et il lui arrivait souvent de s'attarder dans la conversation de sa séduisante partenaire.
Il en mourut, à moins qu'il ne mourut d'autre chose, mais le fait est qu'il trépassa prématurément. Et comme Mme Keeley était restée malgré tout très liée avec l'épouse du beau comédien, elle s'en alla, dès l'enterrement fait, présenter ses condoléances à la veuve.
Celle-ci la reçut fort bien, l'écouta sans l'interrompre, et quand Mme Keeley eut achevé, elle lui répondit simplement :
Je vous remercie, ma bien chère amie, de vos paroles affectueuses ; mais je dois vous avouer que je suis aujourd'hui plus tranquille au sujet du pauvre cher homme; je saurai maintenant où il passe ses nuits.
On dit que les Anglaises sont fort jolies quand elles se donnent la peine de l'être ; on pourrait ajouter que lorsqu'elles se mêlent d'avoir de l'esprit, elles en ont... comme des Françaises.