Sommaire :

    Causerie

    Le drôle de temps tout de même que celui où nous vivons ! Rassurez-vous ; nous ne songeons nullement à disserter ici sur la grande affaire qui constitue depuis de longs mois déjà, à très juste titre, la principale préoccupation du pays. Notre excellent confrère le Progrès quotidien suffit amplement à la besogne ; nous n'avons pas l'intention de le suivre dans la vigoureuse campagne qu'il a menée avec tant de succès et, nous pouvons le dire sans flatterie, avec tant de vaillance. Notre prétention est moindre, et si nous nous plaignons du temps c'est, à parler net, à la température que nous en avons.

    Elle est fort bizarre, il faut le reconnaître. Jusqu'à la fin mai ou a peu près, le thermomètre a été au-dessous de tout. Interrogez plutôt, si vous l'osez, les caïmans auxquels la munificence de la municipalité a ménagé, sous les riants ombrages du parc de la Tête-d'Or, un logement aussi confortable que luxueux, et ils vous répondront avec des larmes dans la voix, j'en suis sûr, avec leurs bonnes larmes de crocodiles, que jamais printemps ne mentit plus traîtreusement à ses promesses.

    Une fin d'hiver délicieuse ; des giboulées, presque pas. Déjà les lilas odorants épanouissaient leurs floraisons hâtives, les arbres fruitiers se poudraient à frimas, et la vigne étalait les prémices d'un automne abondant, quand l'odieuse gelée survenait tout à coup, anéantissant en quelques heures les plus belles espérances et causant sinon la ruine complète du moins des désastres irréparables... Et puis tout d'un coup, sans l'ombre d'une transition, nous voici transportés en plein été, avec des chaleurs accablantes.

    Avons-nous assez raison de médire d'un pareil temps? D'autant plus que ce n'est pas sur la végétation seulement qu'il a exercé ses ravages ; il a aussi fauché bien des vies humaines. L'autre semaine c'était notre éminent confrère Francisque Sarcey, qui succombait en quelques jours, malgré sa forte constitution, aux atteintes d'un mal contracté à la sortie du théâtre ; hier, c'est Johann Strauss, le si populaire compositeur viennois, le roi de la valse, qu'enlevait une maladie du même genre.

    Comme Sarcey, Johann Strauss était septuagénaire, mais sa vigueur était toujours grande, et les Viennois, dont il était l'idole, le voyaient encore il y a quelques jours à la tête de son orchestre qu'il conduisait avec un entrain endiablé. Notons en passant, le cas est assez curieux pour être rapporté, que l'auteur du Beau Danube bleu, dont l'entraînant archet fit tourbillonner tant de couples, ne put jamais apprendre à valser.

    De Vienne, qui nous a transmis la fâcheuse nouvelle de la mort soudaine du célèbre compositeur, une amusante anecdote nous arrive aussi, qu'on croirait empruntée à un conte, mais dont la presse de la capitale autrichienne nous garantit l'authenticité. Ce n'est d'ailleurs pas dans les Etats de François-Joseph que le fait s'est passé, mais dans ceux de notre illustre allié Nicolas II, à Moscou.

    Un jeune et fringant lieutenant, en garnison dans l'ancienne capitale de la Russie, était tombé, à ce qu'il paraît, éperdument amoureux de la fille d'un teinturier. La jeune fille le payait de retour, en tout bien tout honneur, cela va sans dire, et le brillant officier s'était ouvert au père du projet de légitime union qu'il avait formé. Mais le teinturier, homme pratique, ne l'entendait pas ainsi. Soit qu'il fût profondément imbu des principes proclamant la suprématie du pouvoir civil, soit qu'il préférât voir entrer dans sa famille un homme qui comme lui travaillerait à se faire une fortune, il signifia au lieutenant qu'il ne voulait à aucun prix en faire son gendre, et il lui intima l'ordre formel de ne plus mettre les pieds dans la maison.

    Aussi brave que tenace le jeune officier ne voulut tenir aucun compte de la défense qui lui était faite, et il continua comme par le passé, quoique avec un peu plus de mystère, à rendre visite à sa belle. Tant d'audace méritait un châtiment, et le parti du teinturier fut bientôt pris.

    S'étant embusqué dans un coin, il vit entrer l'officier dans son logis et, s'élançant sur lui, il le plongea dans un baquet de teinture. Le malheureux officier en sortit enduit de la tête aux pieds d'une couche de carmin. Courir à la plus prochaine fontaine et s'y laver avec énergie fut l'affaire d'un instant ; mais la couleur était bon teint, il eut beau se frotter les mains et le visage, le carmin refusa de partir. Recommencée chez lui, l'opération n'eut pas plus de résultat.

    En désespoir de cause, l'officier, qui depuis ce jour n'ose plus quitter la chambre, en a été réduit à demander grâce et conseil au farouche teinturier ; mais celui-ci a fait répondre qu'il n'y avait point de remède et que la teinture, de son invention, était indélébile.

    Vous voyez d'ici la tête du lieutenant. Il est à présumer qu'à force de frictions la couche de carmin finira par disparaître, mais décidément le mariage ne se fera pas, la jeune fille ayant déclaré — ô versatilité du cœur féminin ! — qu'elle ne voulait plus d'un homme plongé du même coup dans, une cuve de teinture et dans le ridicule.

    droit d'utilisation : Licence Ouverte-Open Licence

    Retour