Causerie
On s'est beaucoup occupé, ces temps-ci, du péril alcoolique et on a eu grandement raison ; l'alcoolisme est un fléau beaucoup plus redoutable que les épidémies les plus meurtrières, qui peut, si l'on n'y prend garde, mettre en sérieux danger l'avenir de notre race : l'alcool est un poison, et une vigoureuse campagne s'impose si l'on veut éviter le dépérissement de notre génération et par suite le dépeuplement du pays. Aussi sommes-nous de tout cur avec ceux qui ont jeté le cri d'alarme, étant convaincu qu'il est plus que temps de mettre fin à un déplorable état de choses où risque de sombrer la vitalité du pays.
Seulement le remède proposé nous semble dépasser le but ; l'exagération est toujours un défaut, et dans l'espèce ce remède pourrait bien être pire que le mal, en ce sens qu'au lieu de l'enrayer il serait plutôt de nature à le développer.
Que demande-t-on en effet? Ni plus ni moins que l'abstention absolue de toute liqueur distillée ou fermentée. Proscrivez l'alcool, si vous voulez, et encore n'est-il pas prouvé que vous puissiez y arriver ; vous n'y parviendrez pas, du moins actuellement, et vous auriez meilleur compte à tenter d'en limiter l'usage, et même à vous borner tout d'abord, pour commencer, à en exiger la rectification aussi complète que possible. Ce serait déjà un grand pas de fait, car il est incontestable que l'action destructive de l'alcool s'accroît en raison directe de l'impureté des produits employés.
Puis, ce résultat acquis, les mesures morales pourront avoir leur bon effet. Pour détourner leurs enfants de l'ivrognerie les Spartiates faisaient promener devant eux les Ilotes ivres. Sans avoir à leur infliger le spectacle de cette dégradation, nos instituteurs s'appliquent à montrer à leurs élèves, par des lectures, des gravures et des statistiques les dangers de l'ivrognerie, et il faut compter beaucoup sur eux pour leur inspirer la salutaire terreur de ce vice. C'est à l'école, c'est à l'instruction première qu'il faut demander cet enseignement, et c'est de là que viendra le salut. Quant à proscrire l'usage des boissons fermentées, quant à exiger l'abstention complète du vin, de la bière et du cidre, ce serait folie que d'y songer, et du reste la nécessité ne s'en fait pas sentir le moins du monde.
Nous comprenons que chez les Anglais, les Américains et d'autres se trouvent de nombreux partisans de l'abstention absolue de toute espèce de boissons alcooliques ; mais il ne faut pas oublier que chez eux la vigne ne vient pas et que l'eau-de-vie y règne en souveraine absolue. Les ravages de l'alcoolisme y sont par la suite beaucoup plus considérables, et c'est ce qui les a poussés à la création de nombreuses sociétés de tempérance.
C'est avec l'eau de feu plus qu'à coups de fusil qu'on a eu raison des Peaux-Rouges, dont la forte race, complètement étiolée, est à la veille de disparaître, à ce point qu'on s'inquiète aujourd'hui d'en conserver, s'il en est temps encore, quelques spécimens qu'un Barnum avisé pourra montrer au public à l'état de bêtes curieuses. C'est avec le même liquide destructeur que les Anglais ont entrepris la conquête de la race noire en Afrique, secondés en cela par lesAllemands qui, depuis quelques années exportent sur ce continent leurs abominables trois-six. Ils connaissent bien les effets de ces boissons homicides, et s'ils essaient de s'en garantir chez eux, peu leur en chaut d'empoisonner les autres.
Il y a quelques années, lors de l'arrivée à Toulon de l'escadre de l'amiral Avelan, celui qui écrit ces lignes, interrogeant un correspondant du World, de New-York, venu tout exprès en Provence pour rendre compte des fêtes franco-russes, lui demandait son impression sur ces inoubliables journées.
Ce que je trouve de plus curieux, répondit le reporter yankee, c'est quen des jours de fête comme ceux-ci on ne voie point de gens ivres dans les rues.
M'étant avisé de répondre qu'il m'avait pourtant semblé voir sur le tard plus d'un de nos braves mathurins ayant, comme on dit, du vent dans les voiles, il riposta froidement :
Oh ! mais cela ne compte pas ; je veux dire que l'on ne voit pas ici des gens ivres étendus le long des trottoirs.
Et comme il télégraphiait très longuement à son journal, il me dit qu'il était justement en train de signaler dans ses dépêches ce qu'il appelait l'étrangeté du fait.
Nous n'en sommes pas là dans notre bon pays de France ; on sait s'y réjouir sans aller jusqu'à l'état attendu par le rédacteur du World. Et c'est pourquoi nous nous refusons à tenir pour poison le jus de raisin chanté par nos poètes. Certes, l'abus en est regrettable, mais l'usage n'en saurait être défendu. Le vin est au surplus une de nos principales richesses ; le supprimer de nos repas serait porter un coup terrible à la fortune publique, et il en pourrait même résulter une fâcheuse modification du caractère national. Autant vaudrait supprimer l'eau sous prétexte qu'elle peut contenir des microbes.
Soyons tempérants, mais ne poussons pas les choses à l'extrême, et tout en nous gardant des abus n'oublions pas que l'interdiction absolue des boissons fermentées ou distillées n'a eu jusqu'à présent d'autre résultat que de provoquer la multiplication des débits clandestins ; voilà où mène l'excès de rigorisme.