Causerie
La mode, qui régit toutes choses, est en ce moment aux ligues et aux centenaires ; nous faisions ici même, il y a peu de temps, cette constatation en ce qui concerne les ligues, et si nous prenons la liberté d'y revenir aujourd'hui, c'est justement à propos d'un de ces centenaires dont la célébration immine. Cette commémoration séculaire, dont la nécessité ne se fait d'ailleurs pas sentir outre mesure, n'est autre que celle de la pipe en écume.
Vous vous en souciez sans doute médiocrement, et moi aussi : mais le fait est là, le centenaire s'avance à grands pas, et un certain nombre d'amateurs renforcés de ce genre de pipes ont été d'avis que cela ne pouvait pas se passer sans cérémonie, et ils ont d'ores et déjà décidé que le centenaire projeté aurait lieu avec une solennité digne du glorieux souvenir qu'il évoque.
On avait songé tout d'abord à élever un monument au dénommé Kummer, qui passa pendant longtemps pour l'inventeur de cette pipe ; mais d'érudits fumeurs ont fait observer que ce fameux Kummer, qui devait avoir, aux yeux de bien des gens, une bonne tète de pipe, n'avait jamais existé, que ce nom ne signifiait rien, qu'il ne désignait personne, n'étant qu'une corruption du mot « écume de mer », lequel de son côté ne veut pas dire grand chose, et qu'il fallait dès lors se contenter d'honorer l'utilisation séculaire de la magnésite comme article pour fumeur, sans se soucier de son inventeur inconnu.
Va donc pour le centenaire de la pipe dite en écume, en attendant celui des bretelles élastiques et des couvre-chefs à 3 fr. 00. Si tous ceux qui font usage de cette pipe consacrent à la célébration de l'anniversaire projeté la valeur seulement d'un paquet de caporal, la fête promet d'être belle, et le solennel défilé des fumeurs n??cessitera le déploiement d'un important service d'ordre composé, cela va sans dire, d'agents plus particulièrement familiarisés avec le « passage à tabac ».
Et cela nous promet de bien intéressantes controverses avec la Ligue contre l'abus du tabac qui justement vient de tenir ces jours-ci ses annuelles assises. Elle n'a pas l'air de vouloir capituler, cette fameuse Ligue, et ses orateurs autorisés l'ont décidée à engager une lutte à outrance pour arriver à ses fins.
Les fumeurs endurcis qui n'ont pas craint d'assister à ses récentes séances en ont entendu de belles sur leur compte, et sur les effroyables dangers que fait courir l'usage du tabac. Vous ne vous doutez pas de la quantité de méfaits dont ils ont chargé l'herbe à Nicot. Ils l'ont stigmatisée comme un des pires fléaux, mettant à son compte la plupart des maladies qui affligent notre pauvre humanité, les affections nerveuses, cardiaques, stomacales, cérébrales, intestinales et beaucoup d'autres encore, sans en excepter l'alcoolisme.
Vous connaissez l'étymologie du nom familier de Babet, qui vient directement de Clovis en passant par Lovis ou Louis, Lise, Elisa et Elisabeth, dont Babet n'est qu'un diminutif. Eh bien, l'alcoolisme procède tout aussi directement du tabac ; celui-ci donnant soif, le fumeur boit, il fume encore, il se remet à boire, et alors il ne tarde pas à devenir alcoolique. Ce n'est pas tout ; le fumeur joue en faisant sa partie de cartes ; plus il fume, plus il joue, si bien qu'en devenant alcoolique il devient en même temps joueur effréné, d'où la ruine, le crime et la folie, car tout s'enchaîne. Que de maux contenus dans une pipe de tabac et dans une simple feuille de papier à cigarettes !
II n ' y vont pas de main morte comme vous voyez, ces farouches contempteurs du tabac. Ce n'est pas tout encore, et M. Henry Becque, l'auteur dramatique bien connu, vient de fournir aux ligueurs un frappant exemple qu'ils n'ont pas manqué de faire ressortir. L'autre jour M. Becque, légèrement indisposé, gardait le lit, quand pour tromper l'ennui de son repos forcé il commit l'imprudence de fumer une pipe. Tout à coup le feu prit à ses couvertures ; M. Becque se leva en hâte, il prit froid, et l'émotion aidant, il se trouva si malade que son médecin dut ordonner son envoi immédiat à la maison Dubois ; il en a peut-être pour trois semaines de lit.
Et voilà, ont conclu les ligueurs, où mène l'abus du tabac, raisonnement de la force de celui que tint un jour M. de Calinaux à la nouvelle d'un accident. Un monsieur avait chargé son domestique de porter un revolver chez l'armurier pour le faire réparer. En route le domestique glissa sur une pelure d'orange et tomba si malheureusement que la roue d'une voiture lui passa sur les jambes. Ce qu'apprenant le doux gâteux s'écria avec conviction : Qu'on nie encore le danger des armes à feu !
La pipe et la cigarette sont encore plus dangereuses, ainsi que l'ont démontré les orateurs de la Ligue, en présence d'un délégué officiel du Ministre de l'Instruction publique, et comme ce délégué n'a jamais fumé, même, a-t-il dit, dans sa plus tendre enfance, et qu'en outre il parle fort bien, vous jugez de quels anathèmes il a foudroyé les fumeurs.
Qui veut trop prouver ne prouve rien ; la Ligue ne convertira personne ; les fumeurs continueront à se livrer aux douceurs de leur passe-temps favori, et nous gagerions même qu'à la sortie de chaque séance les farouches ligueurs n'ont rien eu de plus pressé que d'en griller une.