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    Causerie

    M. Loubet est homme d’esprit. Pour ceux qui l'ignoraient, il vient d'en donner, depuis son élévation à la présidence de la République, une preuve convaincante devant laquelle les boulevardiers parisiens les plus prévenus s'inclinent avec autant d'ensemble que de bonne grâce ; ils l'attendaient à cette première épreuve, et l'on va voir que le nouveau Président s'en est tiré tout à son honneur.

    Si l'on s'en rapporte au vieil adage, il est entendu qu'en notre bon pays de France tout finit par des chansons ; mais, à considérer les choses de notre temps, il serait peut-être plus juste d'affirmer que c'est par des chansons que tout commence, notamment quand il s'agit du chef de l'Etat.

    Aucun des présidents de la troisième République n'y échappa, à commencer par les lunettes d’or et le toupet de Thiers et les mots légendaires si copieusement mis à l'actif du maréchal de Mac-Mahon. Plus tard, avec Grévy, ce furent le canard du bassin de l'Elysée et surtout le gendre, le fameux gendre, qui excitèrent la verve chansonnière. Et quand le si respectable Carnotarriva au pouvoir, des satiristes irrévérencieux éclos sur la butte Montmartre, ne furent pas tardifs à railler la raideur de son allure et celle de ses faux cols.

    Avec l'éphémère Casimir-Perrier ce fut une autre antienne, bien qu'il s’agît encore des faux-cols ; il les portait rabattus, ce qui n'empêcha pas les chansonniers chatnoiresques de les faire passer sous leurs lois rimaillées, tout comme s'ils avaient été droits et fortement empesés. Félix Faurevint, et tout aussitôt les mêmes chansonniers, le prenant pour cible, le criblèrent de traits de la tête aux pieds, depuis son cher monocle jusqu'à ses guêtres blanches.

    Au fond, tout cela n'était pas bien méchant et témoignait plutôt, du moins en ce qui concerne ces trois derniers présidents, d'une assez indigente imagination.

    Mais voici M. Loubet, et les rimeurs montmartrois de partir incontinent en guerre contre lui. Dès le jour des funérailles de son prédécesseur immédiat, la plupart des journaux mondains avaient bien rendu hommage à la correction de sa tenue — ce jour-là ce furent les gants noirs de l'élégant M. Deschanel qui furent trouvés incorrects, tandis que les gants blancs de M. Loubet rallièrent tous les suffrages — mais Montmartre ne l'entendait pas ainsi, et ses chansonniers ordinaires, plus féconds qu'originaux, blaguèrent avec abondance, sinon avec verve, les goûts agricoles du président, son allure de bon bourgeois, la coupe de sa redingote et jusqu'à l'excellent nougat montilien, preuve que s'ils ont la dent mauvaise, ce n'est pas précisément au figuré.

    M. Loubet laissa dire, soit, comme il est vraisemblable, qu’il n'en sût rien, soit qu'il considérât qu'il n'y avait pas là de quoi fouetter un chat noir ou de toute autre couleur. Mais s'il ne fréquente pas aux cabarets de Montmartre, certains y vont dont c'est le métier d'aller fourrer leur nez partout.

    Ceux-ci, fonctionnaires zélés, y entendirent une chanson où il était dit, notamment, qu'Emile était un gros malin, qu'il avait mis dans le mille et gagné un lapin. Elle était, comme on voit, fort anodine, et il ne paraît même pas qu'elle ait coûté de grands efforts d'imagination à son auteur. Seulement il y avait un accompagnement, une sonnerie de piston reproduisant un refrain dont le rapprochement avec le sujet traité parut constituer une injure pour le Président.

    Il se trouvait en plus que contrairement aux règlements qui régissent les cafés concerts, la susdite chanson n'avait pas été soumise au visa de la censure, ce qui parut aux fonctionnaires dont nous venons de parler constituer un double délit ; si bien que dès le lendemain le cabaret où la chanson coupable venait d'être lancée était, d'ordre supérieur, fermé pour huit jours. On voit d'ici la tête du tenancier et celle de l'auteur. Courir à la préfecture de police fut pour eux l'affaire d'un instant, mais à leurs demandes d'explications, à leurs supplications, pour mieux dire, une réponse très nette fut faite, à savoir que cette sorte de mise à pied constituait un premier avertissement et qu'il ne faudrait pas recommencer.

    Navré de ce chômage forcé, notre cabaretier contait sa peine à ses pensionnaires quand l'un de ceux-ci, qui n'est autre, paraît- il, que notre compatriote, Taravel, dit Xavier Privas, se rappela qu'il avait récemment accompli une période de vingt-huit jours avec M. Paul Loubet, fils aîné du Président, et il s'offrit à aller le trouver pour le prier de faire fléchir les rigueurs administratives.

    Xavier Privas montra la chanson à M. Paul Loubet. Celui-ci commença par en rire et il alla ensuite la montrer à son père, lequel n'hésita pas à en rire à son tour. Il était donc désarmé, et, conformément à ses instructions, le préfet de police était promptement informé que le président de la République, appliquant au délinquant la mesure gracieuse qu'il a prise à l'égard de tous les individus récemment condamnés à l'amende pour écrits séditieux, avait bien voulu lever l'interdiction prononcée.

    En galant homme qu'il est, Xavier Privas n'a pas voulu demeurer en reste de courtoisie, et nous apprenons qu'il met la dernière main à une chanson qui aura pour titre : La Clémence d'Emile. Sûrement les Parisiens lui feront, ainsi qu'à celui qui la lui a inspirée, un joli succès.

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