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    Causerie

    Le bonhomme Hiver, qu'on croyait bel et bien parti emportant dans sa hotte plaquée de givre tout le lot resté à peu près sans emploi jusqu'ici des fâcheux attributs qui la remplissent et dont il fait si volontiers parade d'ordinaire, vient de faire très inopinément, ces jours derniers, un petit retour offensif.

    A-t-il voulu nous prendre en traître et nous faire repentir de notre trop de confiance en sa mansuétude, ou aura-t-il simplement tenu à marquer son départ en lançant dans sa fuite, à la mode du Parthe, une dernière flèche?

    Nous ne savons encore ; toujours est-il que le Printemps, qui s'avançait d'un pas rapide, a du battre précipitamment en retraite, livrant sans défense à son dangereux adversaire les imprudentes frondaisons qui s'étaient insouciamment déployées en avant-garde au-devant de lui. Il pourrait bien payer cher cette marche trop hâtive.

    On ne fera pas le même reproche, cette année, aux floraisons violettes qui d'habitude aiment à s'épanouir dès les premiers jours de janvier aux boutonnières d'un nombre toujours croissant d'honorables citoyens français. Bien lentes à venir ont été ces floraisons, si lentes que les intéressés ont dû craindre qu'elles ne se produisissent pas du tout, comme il arrive parfois pour ces plantes tardives dont les bruines automnales arrêtent net la végétation.

    Il en est résulté bien des craintes, bien des ennuis, et plus d'un candidat en a pris la jaunisse. On parle même de mariages ratés. On cite notamment un jeune publiciste qui avait annoncé à son futur beau-père qu'il pourrait se présenter avant janvier écoulé devant l’officier d??état civil de son arrondissement avec un joli petit bout de ruban neuf à son habit.

    Et cette bonne fortune a mis si longtemps à lui échoir que le beau-père en question, qui ne se paie pas de promesses, a de son coté retiré la sienne et déclaré solennellement au futur déconfit : Tout est rompu, mon gendre !

    Le comble est que la dot était très rondelette, ce qui, joint aux agréments naturels de la fiancée, rend la rupture doublement pénible. Pour sûr le pauvre jeune homme en fera une maladie.

    On médit volontiers de certaines décorations, et ceux qui n'en ont pu obtenir se plaisent à railler la manie du ruban en la taxant de vanité puérile. Nous nous garderons bien de prétendre qu'il entre toujours une part de jalousie dans l'expression de leur dédain ; mais si la vanité est toujours un défaut, il faut bien reconnaître qu'il n'est pas excessif de borner son ambition au port d'un ruban quelconque, sans compter qu'à part un certain nombre d'exceptions, ce ruban, si modeste soit-il, a été généralement bien gagné.

    D'aucuns, plus positifs, préfèrent des satisfactions réellement pratiques, et en cela ils n'ont point tort ; mais il n'est pas permis non plus à tout le monde de se les procurer ; tout le monde ne peut aspirer aux situations en vue ou à la fortune, et il n'est pas bien charitable de tourner en ridicule tous ceux qui recherchent ces petits insignes que souvent du reste on obtient sans les avoir sollicités.

    Voilà un écrivain, voilà un peintre, un statuaire distingués qui, aux prix de persévérants efforts ou grâce à un talent notoire ont obtenu un ruban rouge ; a-t-on le droit de trouver mauvais qu'ils aient reçu cette consécration officielle de leur mérite ? Voilà un instituteur qui, durant vingt années, aura exercé une profession certainement très honorable mais en même temps fort peu lucrative, et vous le raillerez quand la munificence ministérielle, au lieu de se manifester sous la forme de riches appointements, se sera bornée à le gratifier d'une palme académique?

    Il n'en va pas de même en Angleterre, où l'Etat décerne volontiers des récompenses pécuniaires aux personnages les plus considérables. Le sirdar Kitchener a reçu récemment, en dehors de son titre de duc de Kharloum, une splendide dotation de quinze ou vingt mille livres sterling, et il a empoché le tout aussi bravement qu'il avait battu les Derviches. Mais en France l'État s'en tire à meilleur compte, il garde précieusement son argent et il distribue simplement des distinctions honorifiques qui ne lui coûtent rien. Les Français s'en contentent, c'est très louable à eux de se déclarer satisfaits de l'octroi de quelques récompenses qui ont en somme, quoi qu'on en dise, une réelle valeur morale, et qui sont pour cela justement recherchées.

    Après cela nous accordons aisément qu'on va parfois beaucoup trop loin dans cette chasse au ruban ; le Conseil municipal de Paris nous en offre en ce moment un curieux exemple.

    D'ordinaire, le fauteuil présidentiel de cette assemblée est vivement convoité par tous ceux qui se croient aptes à l'occuper convenablement. Cette année, point ; personne ne pose sa candidature, personne n'en veut, c'est à qui n'en aura pas, et c'est avec un petit air détaché que ceux d'entre les édiles qui pourraient le plus légitimement aspirer à prendre possession de ce siège affirment leur peu de goût pour les honneurs officiels.

    La raison de ce détachement des grandeurs ne laisse pas d'être fort piquante. Il est d'usage au Conseil municipal de Paris que le président ne siège qu'une année seulement, de sorte que le président de cette année devra descendre du fauteuil l'année prochaine. Or, l'année prochaine est l'année de l'Exposition, au cours de laquelle l'honorable citoyen qui présidera aux destinées municipales de la bonne ville de Paris aura à recevoir de nombreuses têtes couronnées, et qu'il sera par suite, sans parler de la satisfaction qu'il pourra éprouver à faire à ces augustes visiteurs les honneurs de l'Hôtel de Ville, gratifié d'un nombre respectable de décorations enviées.

    Quand on prend du ruban, ou n'en saurait trop prendre.

    Et voilà pourquoi le siège présidentiel reste vide au Conseil municipal de Paris, et comment il se fait que dans la nombreuse assemblée, c'est à qui restera modestement dans le rang. Mais gare aux compétitions de l'an prochain ! le fauteuil aujourd'hui dédaigné sera l'objet de nombreuses convoitises, et bien malin sera celui qui saura y grimper!

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