Sommaire :

    Causerie

    Parlant de l'élection qui vient d'élever M. Loubet à la présidence de la République, la plupart des grands journaux étrangers se plaisent à féliciter la France de la façon dont elle s'est opérée, et ils n'hésitent pas à déclarer qu'en aucun pays du monde, quelle que soit sa Constitution, le chef de l'Etat ne pourrait être remplacé avec autant de facilité et de promptitude ; même plusieurs d'entre eux ajoutent que la perfection du fonctionnement de là Constitution n'a jamais été mieux démontrée.

    Il semblerait naturel que les Français fussent unanimes à se féliciter les premiers de cet heureux résultat, qui ne peut que contribuer à l'apaisement des esprits et à l'affermissement de l'ordre indispensable pour assurer avec la sécurité du lendemain l'existence normale d’un grand pays comme le nôtre.

    Ce serait mal connaître nos bons réactionnaires. La régularité et la rapidité de la transmission des pouvoirs les a vexés au suprême degré et nous les voyons s'évertuer à faire entendre, docteurs Pangloss à rebours, que tout va pour le pire dans le plus mauvais des mondes possibles.

    Dans cet assaut de débinage, le journal de M. Arthur Meyer s’est comme toujours placé au premier rang. Le coup lui a été dur, d'autant plus qu’il s'est produit inopinément, sans que son ridicule prince n'ait rien pu faire pour l’empêcher ; aussi faut-il voir comme il enrage !

    C'est à ce point qu’il en déraisonne. Ne va-t-il pas jusqu’à dire que le pays avait d'autres préférences et que jamais M. Loubet, désigné par le Congrès, n'eût été choisi par le peuple ? Mais c'est la thèse dos journaux plébiscitaires, cela ! Ils vont vous poursuivre en contrefaçon, Arthur que vous êtes, et vous ne l’aurez pas volé. Mais vous oubliez donc le droit divin, dont Gamelle Ier est actuellement le seul et unique dépositaire ! C’est là le cas que vous en faites, de ce sacré principe? Eh bien, c'est du joli! Cela mérite les étrivières, et vous en tâterez, n'en doutez point, mon bel Arthur !

    Et dire que le pauvre homme est allé consulter Mme de Thèbes ! Que ne lui a-t-il montré les lignes de sa main ! La célèbre chiromancienne, qui s’y connaît, n'eût pas manqué de lui apprendre, après le plus sommaire examen, qu’il allait recevoir sur les doigts.

    Mais non, M. Arthur Meyer n'y a pas songé, et c'est tant pis, car il lui en cuira sûrement. Il n'en a pas moins recueilli, de la bouche de la fameuse pythonisse, au lendemain de la mort de M. Félix Faure, des prédictions qu'il s'est fait un devoir de faire connaître à ses lecteurs.

    Elle lui a notamment déclaré qu'elle avait été très frappée de la physionomie du défunt président, sur laquelle elle avait lu, analysé « phrénologiquement et physiologiquement, la marque, l'indice d'une mort subite ». Elle venait même de prédire que l'année serait fertile en morts retentissantes, quand deux heures après, deux heures à peine, lui parvenait la nouvelle de la fin rapide, foudroyante, de M. Félix Faure.

    Il est vraiment dommage que cette prédiction se soit produite si tardivement et que le Gaulois n'ait pu la faire connaître qu'après coup. Mme de Thèbes aurait gagné beaucoup à la lancer huit jours au moins avant le fatal événement ; de la sorte son art divinatoire n'eût pu être contesté.

    Mais qu'à cela ne tienne, M. Meyer s'en est contenté, et ses fidèles abonnés auraient mauvaise grâce à le chicaner là-dessus. Au surplus Mme de Thèbes ne s'est pas bornée à cette prédiction tardive. Avant qu'elle fût descendue de son trépied, notre très confiant confrère a voulu savoir si une autre disparition sensationnelle ne se produirait pas cette année, et nous devons à la vérité de reconnaître que sur ce point Mme de Thèbes n'a pas hésité un instant. Elle a répondu très affirmativement. Seulement, a-t-elle ajouté, je ne puis préciser le nom, pour des motifs que vous comprendrez.

    Il n'en fallait pas plus pour satisfaire M. Meyer, qui n'a pas insisté. Peut-être aura-t-il craint que cette fâcheuse prédiction ne visât son élégante personne elle-même, puisqu'il s'agit, paraît-il, d'un haut personnage , et on comprend que dans ce cas il n'ait pas tenu à être fixé.

    Mais il s'est rattrapé sur d'autres prédictions, et dès le lendemain — c'était la veille de l'élection, son journal nous apprenait que, d'après l'irrévocable oracle, M. Deschanel serait élu,... à moins que ce ne fût M. Loubet ou M. Méline. Et voilà ce qui fait que votre fille est muette, et comment nous connûmes, plusieurs heures d'avance, les résultats du vote du Congrès de Versailles ; n'est-ce pas admirable ?

    Par exemple, la mise en scène du Congrès n'a pas eu l'heur de plaire à M. Arthur Meyer ; il l'a trouvée plutôt piteuse. Ça manque de sacre, nous a-t-il dit, de sacre, et de volées de cloches, et de spirales d'encens, et de ronflements d'orgues. M. Meyer trouve cela fort regrettable, et il en tire des comparaisons fâcheuses pour la République. Et puis ça manquait aussi de cortège, pour être charmant, ça manquait de perruques et de costumes, et M. Meyer ne s’en console pas.

    On ne saura jamais tout ce qui manquait à ce retour de Versailles. Ah ! si nous avions encore un Triboulet officiel, les affaires iraient bien mieux sans doute , s'écrie-t-il douloureusement. Un bouffon lui paraît indispensable, un bon petit bouffon, avec une marotte, pour nous dérider. Que M. Arthur Meyer se rassure, le bouffon est tout trouvé, et il est seul à ne pas s'en apercevoir.

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