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    Causerie

    Rien n'est irrésistible comme un mouvement populaire. S'il est vrai que rien n'arrête la foule quand elle gronde ; si, à certaines heures, aux heures de colère, torrent humain déchaîné, elle emporte tout sur son passage, entraînant dans son cours impétueux les obstacles réputés les plus insurmontables, de même, quand il lui plaît, en ses jours de gaieté, elle triomphe aisément de toutes les indifférences et de toutes les tristesses, et sait forcer à son gré toutes les résistances.

    C'est à ce dernier spectacle qu'elle nous a fait assister l'autre soir, à l'occasion du Mardi-Gras. Ce qu'est d'ordinaire cette fête dans notre ville, nul ne l'ignore. La plupart des administrations publiques et des maisons de commerce ferment leurs portes, les écoles en font autant, et c'est à partir de midi un simple mouvement de gens désoeuvrés qui se transportent avec empressement dans les salles de concert, au cirque ou au théâtre, ou vont et viennent dans les rues, quand le temps s'y prête, pour se repaître du peu folâtre spectacle de quelques rares masques généralement affublés d'oripeaux défraîchis.

    Car il faut bien peu de chose à la joie populaire, pour se satisfaire. Un rien lui suffit, moins que rien même parfois, la simple attente d'une distraction quelconque lui tenant facilement lieu d'un divertissement. On est sorti avec le vague espoir de voir peut-être quelques faux-nez, quelques bambins déguisés en pierrots ou en marquis à perruques ; il se trouve qu'on n'a pour ainsi dire rien vu, mais on rentre content tout de même, heureux d'avoir, tout en se reposant du labeur quotidien, failli voir quelque chose.

    Eh bien, ce quelque chose on l'a vu l'autre soir, on a même vu beaucoup plus qu'on ne pensait, et cela, vous l'avouerai-je, m'a fait le plus grand plaisir. Je ne suis pas de ceux qui n'en tiennent que pour les distractions raffinées. Un beau concert symphonique comme on nous en donne maintenant tous les dimanches, un beau spectacle lyrique ou dramatique ont pour moi comme pour la majorité des Lyonnais, toujours si épris de grand art, le plus vif attrait, mais je ne suis jamais resté indifférent à des divertissements plus modestes, tels qu'en offre parfois la rue.

    C'est à ce titre que celui de mardi dernier m'a réellement charmé. Certes, celui qui écrit ces lignes n'y a pas pris une part active ; il a malheureusement pour lui dépassé l’âge où l'on se plaît à agiter sur le visage des passants des petits balais de papier et à les mitrailler d'inoffensifs confettis ; il n'a même pas songé un instant à allonger son appendice nasal, très suffisant déjà, d'un cartonnage quelconque ; il s'est tout simplement mêlé à la foule en joie, il l'a sillonnée en tous sens pendant plus d'une grande heure, et cela lui a suffi pour prendre sa bonne part des réjouissances communes.

    C'était vraiment curieux et d'autant plus amusant qu'on s'y attendait moins. Le temps évidemment se prêtait beaucoup à cette démonstration de gaieté générale ; mais nous gagerions bien que la plupart de ceux qui en furent les acteurs ou les simples témoins ne comptaient pas sur une pareille affluence ni sur un aussi général entrain.

    Du reste Lyon ne passe pas pour une ville où les manifestations carnavalesques soient en grande faveur. Il n'en allait pas de même au temps jadis, et Nizier du Puitspelunous a conservé le souvenir de ces fêtes populaires auxquelles prenait part la ville entière et qui se terminaient par le plongeon de messire Carnaval dans leRhône, du haut du pont de la Guillotière. Il a même célébré avec sa verve spirituelle cet héroïque nageur qui, pendant des années, et quelque temps qu'il fît, s'élançait dans le fleuve pour repêcher le mannequin et le ramenait sur la berge aux applaudissements d'une foule en délire.

    Mais depuis cette époque déjà lointaineLyon paraissait avoir rompu sans retour avec la tradition. A diverses reprises, il est vrai, des tentatives avaient été faites pour ramener le goût de ces divertissements. Il y a quinze à vingt ans un industriel audacieux nous avait exhibé certains chars qui avaient figuré avec honneur au carnaval de Nice ; l'entreprise réussit peu, sinon pécuniairement, du moins quant à l'effet produit ; le colossal Gargantua, si acclame naguère sur la côte d'Azur, fut trouvé bien piteux, bien lamentable, et son barnum s'en tint prudemment à cette exhibition unique.

    Cette année, par contre, le résultat a été tout autre, et ce qu'il y a de plus curieux, : c'est, comme nous le disions tout à l'heure, qu'on était bien loin de s'y attendre. Attirée dehors, plus que d'ordinaire, par la douceur de la température, la foule des promeneurs s'est transportée, dès la nuit close, dans les principales artères du centre, sans autre pensée assurément que d'entrevoir quelques vagues déguisements, et il s'est trouvé justement que cette fois les masques étaient extraordinairement nombreux, non pas de ces masques lamentables, sordides, comme on en rencontrait presque uniquement les années précédentes, mais de très jolis costumes, d'avenants travestis, de charmants groupes même, qui méritaient parfaitement bien d'être remarqués.

    Et comme les marchands de confettis, très avisés, étaient venus en nombre avec des quantités de munitions, les promeneurs n'ont pas tardé à céder à leurs sollicitations, et c'a été tout aussitôt une joyeuse bousculade où, sous l'éparpillement de cette mitraille multicolore, nos rues ont pris le plus réjouissant aspect. Jusqu'à une heure et demie du matin, les légers projectiles ont fait rage, et le combat n'a pris fin que lorsque les corbeilles des marchands ont été complètement vidées.

    Faut-il voir dans la reprise de ces joyeuses folies, dans cette fièvre de mouvement, un simple hasard, une rencontre toute fortuite dont on ne saurait fournir d'explication ? Nous ne le pensons pas. Cette explosion spontanée de gaieté générale pourrait bien avoir une autre cause, qui ne serait autre qu'un impérieux besoin de s'amuser et de rire, et de secouer une bonne fois la tristesse qui depuis trop longtemps étreint si fâcheusement le peuple le plus gai du monde. Voilà en tout cas le fait constaté, et comme il n'y a pas d'observation inutile, nous livrons la nôtre aux lecteurs, en leur laissant le soin de la commenter.

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