Sommaire :

    Causerie

    A tort ou à raison, mais plutôt à raison qu'à tort, l'opinion publique n'attribue pas une somme excessive de vertu aux danseuses de profession. On signala bien, il y a quelque dix ans, le cas d'une demoiselle de l'Académie nationale de musique et de danse, section des ballerines, qu'une autre Académie, celle des Quarante, jugea digne d'un prix Montyon, prix qui lui fut décerné, aux applaudissements du public, à la séance solennelle de l'Institut, et qu'elle avait, aux termes du rapport d'un de nos plus austères Immortels, parfaitement mérité.

    Où diable la vertu va-t-elle se nicher ! observèrent malicieusement quelques sceptiques ; mais il n'y avait pas à aller contre, l'enquête avait été très sérieusement faite, elle avait établi que la jeune danseuse avait des droits incontestables à la récompense octroyée, et qu'elle était absolument digne de joindre à son capital naturel si précieusement conservé celui dont l'honorait la libéralité de l'Académie française.

    Le cas, on en conviendra, était plutôt rare, ce qui d'ailleurs en doublait le prix, et nous devons constater que par la suite l'Académie n'a plus trouvé une seule occasion de rendre le même hommage à un autre rat de l'Opéra ou d'ailleurs. Peut-être se sera-t-elle fâcheusement départie de sa coutumière vigilance dans cette chasse à la vertu a laquelle elle se livre annuellement. Toujours est-il que la demoiselle dont nous venons de parler paraît être restée à l'état d'exception, ce qui tendrait tout simplement à confirmer la règle, c'est-à-dire le bien fondé de l'opinion à laquelle il a été fait allusion au début de cette causerie.

    Il n'en est pas moins vrai que l'art de la danse, qui apparemment a été le premier des arts, l'homme ayant dû se servir du geste pour exprimer ses sentiments avant d'avoir appris à les traduire par la parole, il n'en est pas moins vrai, disons-nous, qu'aux lointaines origines de l'humanité la danse a été un art sacré. Tous les peuples primitifs, même les plus sauvages, en témoignent dans la célébration de leurs fêtes, et si haut qu'on remonte dans l'histoire on le trouve pratiqué. Les Hébreux dansaient devant l'arche sainte, et lorsque auparavant, imitant le culte des Egyptiens pour le dieu Apis, ils construisirent le veau d'or, ils dansèrent devant leur idole jusqu'au moment où Moïse la fit fondre et réduire en poudre.

    Chez les anciens Grecs la danse ne fut pas moins en honneur dans les cérémonies sacrées ; il n'est pas de cérémonie religieuse chez ce grand peuple où le noble exercice n'eût une importante part. Les Grecs dansaient d'ailleurs dans la plupart de leurs solennités ; les graves membres de l'Aréopage eux-mêmes s'avançaient en cadence devant les urnes pour y déposer, sous forme de coquilles, leurs bulletins de vote, et si cet antique usage a été abandonné par nos modernes législateurs, du moins en pourrait- on encore retrouver la trace dans les séances de chahut auxquelles ils ne dédaignent pas de nous faire assister de temps en temps.

    Quant à l'Eglise, elle se contente aujourd'hui de musique et de chant ; mais on sait, sans être grand clerc, que jusqu'à la fin du moyen âge, les fidèles dansaient devant l'autel, dans les cimetières même et pendant les processions, et que dans les fêtes les plus solennelles les danses étaient menées par les évêques.

    Ces origines de la danse rappelées, on s'étonnera peut-être moins de la décision imprévue que viennent de prendre, au dire des journaux parisiens, quelques-unes des plus jolies ballerines de l'Opéra.

    C'est, paraît-il, une de leurs camarades de l'Opéra de Vienne qui leur a indiqué la voie, en créant dernièrement une association pour la vertu en faveur des danseuses qui veulent vivre des seules ressources de l'art chorégraphique et ne lever la jambe qu'en tout bien tout honneur.

    Une ligue s'est formée, — il n'en pouvait être autrement par le temps qui court — et ses adhérentes se livrent en ce moment à une propagande effrénée, ainsi qu'il convient de le faire dans toute ligue qui se respecte, en faveur de leur entreprise. Plus de flirt au foyer de la danse, plus de conversation galante, plus de liaison dangereuse : telles sont les conditions imposées par la ligue viennoise et que les ballerines françaises, du moins les nouvelles converties, ont acceptées avec empressement.

    Les vieux abonnés n'en reviennent pas, non plus que les jeunes, et les plus influents d'entre eux — voyez jusqu'où va leur perversité ! — s'efforcent de retenir ces jeunes personnes et de les détourner de l'austère sentier de la vertu où elles s'engagent sans hésiter ; ils ne leur épargnent ni les supplications ni les séduisantes promesses ; mais c'est en vain qu'ils dansent à leur tour devant elles le pas de la séduction, les adhérentes persistent dans leur résolution impitoyable, elles s'encouragent entre elles et elles ont juré d'éviter désormais, en dehors des planches, la moindre glissade.

    C'en est fait des folles escapades, c'en est fait des chutes et du fâcheux mal au genou qu'elles déterminaient parfois, et si cela continue, les rapporteurs des prix de vertu devront aller passer tous les soirs quelques heures au foyer de la danse s'ils tiennent, ce qui n'est pas douteux, à faire bénéficier des prix fondés par M. de Montyon les personnes les plus méritantes, si tant est que les Madeleines y aient autant de droit que les rosières.

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