Sommaire :

    Causerie

    On s'accorde à reconnaître que les Américains sont très ronds en affaires et qu'ils s'entendent fort bien à mettre en pratique le vieux proverbe anglais : time is money. On aurait tort toutefois de prendre invariablement ce dicton pour argent comptant, quand il s'agit des choses qui se passent de l'autre côté de l'Atlantique, et c'est ainsi que tout dernièrement, à propos d'un écho paru dans une feuille parisienne relativement à la vitesse des trains aux Etats-Unis, plusieurs ingénieurs ont établi, avec chiffres à l'appui, que la France, sous ce rapport, n'avait rien à envier aux autres pays d'Europe ou d'ailleurs.

    Mais si le record de la vitesse des trains a pu leur être sérieusement contesté, on ne saurait en dire autant en ce qui concerne l'ingéniosité déployée par les compatriotes d'Edison pour assurer la commodité des voyages. Nous ne prenons pas pour sérieuse l'information relative à l'emploi des perroquets dans les gares ; au dire d'un journal de Chicago, ces perroquets, après avoir subi un dressage spécial, seraient placés en nombre convenable sur des perchoirs disposés dans chaque station, et ils auraient pour mission de crier le nom de l'endroit durant tout le temps qu'un train stoppe en gare.

    Il est bien évident que cela éviterait aux clients de nos Compagnies la peine de s'enquérir auprès des employés des chemins de fer, qu'on ne rencontre guère quand on a besoin d'eux, ou qui s'obstinent à rester muets quand le voyageur nocturne prête anxieusement l'oreille à l'arrêt du train pour savoir s'il est oui ou non arrivé à destination. A cette règle, il est, nous le savons, d'honorables exceptions, et, pour ne parler que du P.-L.-M., la gare de Tarascon et celle de Remoulins possèdent des hommes d'équipe devenus légendaires, dont le verbe tonitruant ou suraigu fait depuis des années la joie de tous ceux qui les entendent, et les console un peu, ceci soit dit plus spécialement pour la patrie deTartarin, de la rudesse non moins traditionnelle des autres employés.

    Il n'en va malheureusement pas partout de même, et les employés aphones sont encore les plus nombreux sur nos grandes ou petites lignes, ces dernières surtout. Ce n'est pas d'aujourd'hui que Paulin Talabot, l'éminent prédécesseur de M. Noblemaire, se penchant à la portière, fit observer à un employé chargé d'annoncer le nom d'une station qu'on ne l'entendait pas, et que celui-ci fit au directeur de la Compagnie, lequel, bien entendu, ne s'était pas fait connaître, cette réponse épique : « On vous en f.... des ut de poitrine, à quatre-vingts francs par mois ! »

    Cette constatation faite, nous n'hésitons pas le moins du monde à considérer les perroquets dont nous parlions tout à l'heure comme de simples canards d'Amérique, bien qu'à tout prendre, un judicieux emploi de ces intelligents curvirostres nous paraisse de nature à présenter parfois de sérieux avantages : nous soumettons le cas aux intelligents directeurs des grandes Compagnies.

    Pour en revenir à l'ingéniosité déployée par les Américains dans le but de faire oublier aux voyageurs les longueurs de la route, nous signalerons l'intéressante innovation dont ils viennent de gratifier ces derniers, et qui complète agréablement la création des wagons-bars, des wagons-restaurants et des wagons-lits dont bénéficient déjà les voyageurs de la plupart de nos principales lignes.

    Une Compagnie de chemin de fer de New-York vient, paraît-il, d'ajouter à ses trains express, dont les voitures sont toutes à couloir central, un vagon spécial qui n'est autre chose qu'une minuscule réduction d'une salle de spectacle et comprend des loges et des fauteuils d'orchestre et des balcon ; des raisons majeures, sur lesquelles il serait superflu d'insister, étant donné le peu d'élévation des voitures, ont fait supprimer le « paradis », ce qui n'empêche nullement les voyageurs d'être aux anges dans les autres places. Une petite scène, précédée d'un orchestre composé d'un piano, d'un piston et d'une flûte, est établie au fond du wagon, dans lequel une soixantaine de personnes peuvent commodément s'installer.

    Au départ, les voyageurs prennent à leur fantaisie des billets pour une ou plusieurs représentations, car on joue pendant tout le trajet ; on ne représente naturellement dans ce wagon-théâtre que des saynètes et des vaudevilles en un acte, pour la commodité des personnes qui n'ont pas un trop long parcours à faire. Reste à savoir si les employés du train sont admis au spectacle, ce qui ne laisserait pas d'être dangereux pour la sécurité des voyageurs, car il faudrait alors compter sur de fréquents tamponnements, des déraillements et des explosions de chaudières, dénouements non prévus au programme qui termineraient en sombres drames les plus comiques vaudevilles. Enfin il y a là une idée à creuser pour MM. les directeurs de transports et pour ceux de théâtre ; nous la recommandons à ces derniers qu'on accuse parfois de ne pas être dans le mouvement ; ce reproche, toujours pénible, leur serait désormais épargné.

    Continuons, si vous le voulez bien, notre petite promenade en Amérique, après avoir toutefois quitté le train-spectacle pour un bateau-concert comme il en existe aussi là-bas, lequel bateau nous conduira à Port-au-Prince, capitale de la République d'Haïti.

    Les mœurs militaires sont assez singulières dans ce beau pays ; on en jugera par les lignes suivantes, relevées dans un journal de l'endroit, relativement à la dernière revue passée par le général-président ; nous citons textuellement :

    Elle a été brillante. Seulement... la discipline laisse à désirer. On a trop parlé et parlé haut dans les rangs. Les officiers et sous-officiers doivent prendre à tâche de surveiller cette mauvaise habitude du soldat haïtien...

    Et voici le bouquet :

    Il est disgracieux de polker dans les rangs au défilé, au son de la musique — siégrillarde soit-elle !

    Que si par hasard cet entrefilet vous paraissait agrémenté de quelque fioriture par trop fantaisiste, nous pourrions rapprocher de ce compte rendu l'annonce parue, il y a quelques années, dans un autre journal du cru, et que nous avons lue de nos yeux. C'était au cœur de l'été et l'administration du journal publia l'avis suivant :

    La chaleur est intense depuis quelques jours, et bon nombre de nos concitoyens sont allés prendre un peu de repos à la campagne ; aussi leur demandons-nous la permission d'en faire autant. La publication du journal est suspendue pour deux semaines à partir de demain. Donc, chers lecteurs, à quinzaine !

    Heureux soldats! Heureux confrères!

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