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    Causerie

    Si l'éclipse de lune de mardi dernier a été fort belle, on ne saurait en dire autant de l’année qui, au moment, où paraîtront ces lignes, se sera éclipsée à son tour. A. l'étranger elle a donné une consécration nouvelle à l'implacable maxime bismarckienne que la force prime le droit et elle a amené en France et dans la plus belle de ses colonies le retour de haines sauvages absolument indignes d'un siècle de lumières comme celui qui s'achève. Que nous réserve l'avenir? On ne sait ; mais il nous plaît toutefois de penser que l'Année nouvelle va nous apporter dans les plis de sa robe les beaux présents que nous attendons d'elle : le triomphe du droit et de la justice et la pacification des esprits.

    En attendant, la traditionnelle trêve des confiseurs nous donne un moment de répit, et durant toute cette semaine le pays tout entier s'est livré avec un remarquable entrain à la célébration des solennités pantagruéliques auxquelles il est resté, malgré tout, religieusement fidèle.

    Un statisticien a calculé que dans la seule nuit du réveillon, Paris avait fait a une consommation de 150 kilomètres de boudin — vous avez bien lu, cent cinquante mille mètres. Nous ne savons sur quelles bases repose ce calcul, que l’on voit rééditer chaque année au lendemain des fêtes de Noël ; mais comme il revient périodiquement, et que personne ne s'est jamais avisé d'en contester la justesse, il nous faut bien le tenir pour exact, sinon même au-dessous de la vérité, la population parisienne augmentant considérablement chaque année.

    Quoiqu'il en soit, c'est un beau chiffre, et il convient de s’incliner devant le bel appétit des amateurs de ce met, non moins traditionnel qu'indigeste. Loin de nous la pensée que la Ville-Lumière fait un dieu de son ventre, mais on aurait mauvaise grâce à prétendre qu'elle en néglige complètement les autels.

    A quoi bon d'ailleurs? Il n’est point mauvais d'avoir de l'estomac, et il en faut pour absorber impunément cent cinquante kilomètres de boudin, sans préjudice des amas de victuailles variées qui ont accompagné l'indispensable aliment si généreusement fourni par l'animal cher à feu Monselet et dont, à l'heure actuelle, une commission généalogique, constituée dans la Haute- Vienne, établit solennellement le stud-book, ce qui fait que nous aurons maintenant, comme pour les chevaux et les chiens, des verrats et des truies de sang noble, c'est le terme officiellement employé.

    Nous en avons vu, de ces remarquables représentants de la race porcine du Limousin, au dernier concours régional du cours du Midi, et sans méconnaître le mérite des autres éleveurs, nous devons constater qu'il n'y a eu qu'une voix parmi les connaisseurs pour rendre hommage à l'incontestable supériorité de leurs concurrents. Mais, comme on sait, noblesse oblige ; elle se traduira pour les porcs de Magnac-Bourg et autres localités réputées, par de bien pénibles devoirs ; leur triomphe sera toujours de courte durée, il ne les préservera pas du plus funeste trépas. A quoi tient la gloire, pourtant !

    Il convient d'ajouter que malgré leur mérite transcendant, les produits dont le Limousin est justement fier ne sauraient éclipser la célébrité si légitimement acquise par ceux dont s'honore l'élevage de la région lyonnaise. Ne sont-ce pas en effet ces derniers qui de temps immémorial fournissent la matière première aux productions variées de la charcuterie lyonnaise, que l'Europe nous envie et dont elle se régale volontiers, n'en déplaise à Chicago?

    Le saucisson de Lyon a fait le tour du monde, et soit qu'il se présente sous la forme modeste et sans apprêt du saucisson de campagne, soit qu'il abrite sa saveur délectable sous une triomphante robe d'argent, il est et restera toujours un produit incomparable, dont la supériorité ne saurait être discutée.

    Un pur chef-d’œuvre que ce saucisson, et qui a le mérite inappréciable d'être à la portée de toutes les bourses. S'il fait à peu de frais, précédant la friture, les délices d'un déjeuner dans une guinguette de banlieue, s'il fait souvent à lui seul les frais du repas de l'humble travailleur, il sait figurer aussi avec honneur sur les tables les plus somptueuses et soutient sans faiblesse la comparaison avec les hors-d’œuvre les plus raffinés.

    Un de nos confrères parisiens, parlant des plats favoris des monarques européens, disait l'autre jour que l'empereur Guillaume II avait une prédilection marquée pour le salmis de grives, ce qui prouve qu'il a fort bon goût et qu'il a gardé le meilleur souvenir des plats confectionnés jadis par le célèbre cuisinier français Dubois, qui fut longtemps le chef préféré du vieux Guillaume. Notre confrère disait encore que l'empereur Nicolas adorait par-dessus tout la brandade niçoise ; encore un hommage rendu à la cuisine française !

    Ce qu'il aurait pu ajouter, c'est que l'empereur de toutes les Russies tient en haute estime le saucisson de Lyon et qu'il le fait fréquemment servir sur sa table, à côté du caviar national. Nous ignorons si l'empereur Guillaume en fait aussi usage ; peut-être s'en tient-il, pour flatter l’amour propre national, à la saucisse de Francfort ; mais nous ne serions pas étonné d'apprendre que lui aussi se délecte de notre saucisson lyonnais, dont le prince de Galles, un gourmet s'il en fut, s'est toujours montré friand ; il s'en fait expédier régulièrement. Les produits du ver à soie et ceux dont l'habillé de soie fournit les principaux éléments, sont véritablement deux gloires lyonnaises ; on peut les imiter, on n'arrive pas à les égaler.

    Nous parlions tout à l'heure d'une statistique gastronomique ; il en est une autre qui a été faite ces jours-ci par les journaux parisiens, et celle-ci est bien triste : c'est que depuis longtemps on n'avait tant vu de monde aux guichets du Mont-de-Piété, et que jamais il n'avait été engagé autant d'objets de literie et de bagues d'alliance.

    C'est profondément triste. A Marseille, on dit volontiers que plutôt que de se passer de la dinde de Noël les pauvres gens portent leur unique matelas chez la tante. Tous les miséreux n'ont pas la même ambition gourmande, et c'est plutôt pour avoir du pain qu'ils ont recours au Mont-de-Piété. En ces jours de bombance et d'allégresse, il faut plus particulièrement penser aux déshérités ; il faut bien se dire que plus large est la part faite aux réjouissances, plus large doit être la part réservée à ceux qui souffrent.

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