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    Causerie

    S'il faut en croire certains journaux parisiens ordinairement bien informés, de grandes dames, célèbres par la naissance, la fortune et la situation qu'elles occupent dans la société, seraient à la veille d'ouvrir leurs salons, moyennant un droit d'entrée, à tous ceux qui désireraient fréquenter les milieux haut cotés. On cite déjà parmi les salons ainsi mis à la disposition du public ceux de la duchesse de la Rochefoucauld, de la duchesse d'Uzès, etc. De la part de cette dernière, une excentricité nouvelle n'étonnera personne ; on l'attendait presque, aussi bizarre, aussi renversante qu'on pût la supposer, et la chose ne tirerait pas à conséquence si la noble et pétillante dame dont la boulange fit si bien danser les millions était seule en cause ; de la part des autres cela paraît plus grave.

    Certain bas bleu princier qui depuis a passé les Pyrénées, est resté célèbre pour la facilité avec laquelle on s'introduisait dans ses salons ; il suffisait d'y être amené par quelqu'un qui s'y était montré une fois ou deux pour y être reçu d'emblée, si bien qu'il arriva que des convives... distraits, prenant sans doute les couverts pour des cure-dents, les mirent négligemment dans leur poche à la fin du dîner, singulière façon, on l'avouera, de « nettoyer » l'argenterie. Cela fit, on s'en souvient, un joli bruit, et un grand écrivain dramatique y trouva les éléments d'une fine scène de comédie.

    Il s'en est passé depuis d'autres du même genre, mais c'était à tout prendre assez exceptionnel. Au prix dérisoire où est actuellement l'argenterie, cela n'a d'ailleurs qu'une médiocre importance. Plus dangereux est-il parfois d'être reçu que de recevoir. Un des jolis messieurs entre les mains de qui passèrent, pour n'en plus sortir, les millions amassés par le père de feu le Petit Sucrier, recevait à sa table de fort respectables personnes à qui il en coûta d'avoir à la légère accepté ses invitations.

    Le particulier en question avait besoin, pour faciliter ses opérations, de jeter un peu de poudre aux yeux des gogos, et il savait attirer à sa table les gens les plus honorables. On y dînait fort bien ; les artistes les plus demandés y venaient, après le cigare, régaler les convives de monologues et de chansons à la mode, et la satisfaction de ces derniers était complète quand ils trouvaient le lendemain, aux « échos mondains » des feuilles boulevardières, le compte rendu de la petite fête :

    Soirée ultra sélect, hier soir, chez M. et Mme de Trois-Etoiles. Parmi les invités, le général Ixe, la baronne d'Ygrec, M. et Mme de Zède, etc. Chère exquise, service merveilleux, des fleurs partout. Après le dîner on a entendu la grande Yvette et le délicieux ténor Chose.

    L' « échotier» du journal n'avait pas eu à se déranger pour recueillir cette information ; c'était une nouvelle mondaine à tant la ligne, mais l'effet était produit, et comme les personnes citées de temps en temps étaient gens distingués, le salon devenait recherché. Alors l'habile faiseur choisissait sa proie et jetait ses filets à coup sûr. Mais vinrent les mauvais jours, et le maître de céans alla s'asseoir sur les bancs de la correctionnelle. Ce dut être pénible pour lui, mais ce ne le fut pas moins pour ses nobles invités dont le nom fut malicieusement rappelé.

    La vanité flattée se laisse souvent prendre aux plus simples amorces. Voici quelques années M. Gordon Bennett eut la fantaisie, louable en somme puisqu'elle s'exerçait au profit des pauvres, d'organiser des séries de promenades en voiture entre Nice et Cannes ; c'est lui qui faisait le cocher. On savait que tel jour le fastueux directeur du New-York Herald prendrait lui-même les rênes de son mail-coach, et c'était à qui, dans la colonie étrangère de Nice, y retiendrait sa place. Il y avait plusieurs prix ; à côté du cocher c'était naturellement plus cher, et l'on s'y disputait près de lui une place particulièrement recherchée, celle où s'assit un jour le prince de Galles en personne. Pensez donc, occuper la place de l'héritier de la reine Victoria, du futur roi du Royaume-Uni de Grande- Bretagne et d'Irlande, du futur empereur des Indes, quel honneur ! Et si par hasard une nouvelle fantaisie l'avait amené à recommencer le voyage, fort agréable au demeurant, entre les deux grandes stations hivernales ! Avec quel empressement lui aurait-on cédé sa place préférée pour l'honneur d'avoir obligé une altesse royale et impériale ! On ne dit pas que le cas se soit présenté, mais tant qu'ont duré les fameuses promenades l'empressement a été le même, et si l'hiver prochain l'idée vient à M. Gordon Bennett de recommencer, les clients ne seront pas moins nombreux et la place du prince de Galles sera non moins vivement disputée que précédemment. M. Gordon Bennett est sûr de son affaire, il se connaît en hommes et sait que le snobisme n'est pas un vain mot.

    Mais qu'adviendra-t-il du projet des grandes dames dont nous avons parlé plus haut? Feront-elles de la publicité autour de leur entreprise? C'est probable, autrement le but ne serait pas atteint, et puisqu'il s'agit d'infortunes à soulager, il est permis de supposer que dans leur zèle elles ne négligeront rien pour ramasser d'abondantes recettes ; il n'y a pas à tortiller, il faut que cela produise, autrement ce ne serait pas la peine de faire salir son paillasson. Attendons- nous donc à lire dans les journaux mondains d'ingénieuses réclames où seront célébrés en termes dithyrambiques les splendeurs de tel ou tel salon ; on vantera la grâce exquise de la maîtresse de la maison, l'heureuse disposition de son appartement, la richesse des tentures, le bon goût des bibelots, la rareté des œuvres d'art, etc.

    Il va de soi que ces salons ne seront pas visibles en toute occasion, on ne les ouvrira qu'à certains jours et à certaines époques de l'année, mais on choisira de préférence la saison où les étrangers affluent à Paris. Cela fera fureur chez nos bons amis les Anglais, et l'agence Cook, toujours à l'affût des attractions de la moderne Babylone, comme ils disent volontiers de l'autre côté du détroit, passera avec les grandes dames des contrats en règle qui lui permettront, moyennant un honnête supplément, d'initier ses clients au charme des salons parisiens. En leurs vieux cadres, sûrement, les portraits de famille rougiront quelque peu de cette promiscuité dont ils ignoreront le but.

    Ce but est, nous le répétons, fort louable ; mais c'est égal, nous ne voyons pas bien John Bull valsant avec une belle duchesse dont il n'aura appris le nom qu'en montant l'escalier.

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