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    Causerie

    De tous les souverains du monde, le moins connu, non seulement à l'extérieur, mais encore dans son propre pays, est assurément celui qui règne, nominalement du moins, sur la plus vaste agglomération d'êtres humains. Son nom, on le sait à peine, et si quelques diplomates européens ont été admis, en de rares cérémonies officielles, à contempler ses traits augustes — puisque auguste est le mot, ce qui fait deux avec celui de chez Rancy — quelques milliers à peine de ses quatre cent millions de sujets ont pu se payer ce luxe. Les éclipses de l'astre des nuits, dont l'image s'arrondit sur le dos de sa robe impériale, sont bien plus souvent totales pour eux que ne le sont au firmament celles du satellite terrestre ; et si, en d'exceptionnelles occasions, il sort de son palais, dans une chaise à porteurs, la nombreuse escorte de gardes aux solides gourdins qui l'entoure suffit amplement à empêcher les regards du vulgaire de profaner sa personne sacrée. C'est, on l'a compris, de l'empereur du Céleste-Empireque nous voulons parler.

    On sait pourtant que Kouang-Sti, car tel est le nom qu'on lui a donné en l'élevant au trône, — le nom précédent de ce prince mandchou est inconnu — est né vers 1875, et on le dépeint comme un homme à la mine mélancolique et délicate, en son aplatissement asiatique; ses joues sont maigres, pâle est son sourire, et de pesantes paupières voilent à demi ses petits yeux percés en vrille. Ce que l'on sait aussi, c'est que ce rejeton affaibli d'une race de conquérants, qui mène une vie languissante dans un harem peuplé de mille concubines, sans préjudice des nombreuses épouses officielles auxquelles il a droit, est sous la coupe del'impératrice douairière, sa tante, une femme des plus énergiques et, dit-on, fort bien douée, dont le caractère despotique vient de se révéler une fois de plus par un véritable coup d'Etat.

    Sortant un instant de sa torpeur le naïf Kouang-Su s'était permis de prêter l'oreille à certains conseillers qui l'avaient poussé à s'aventurer dans la voie des réformes ; mais la vieille tante a pris les devants et, déjouant le complot, elle a repris carrément ses fonctions de régente. Ainsi qu'en témoigne un télégramme officiel communiqué aux journaux par la légation chinoise de Paris, son premier acte a été de faire mettre à mort six des malavisés conseillers de son impérial neveu.

    Qu'est-il advenu de celui-ci? La même communication, que les journaux quotidiens ont publiée, dit que la plus grande harmonie règne actuellement entre lui et l'impératrice douairière ; mais, bien qu'officielle, l'information est sujette à caution, et il peut bien se faire, ainsi que le bruit en a couru à plusieurs reprises, qu'une tasse de thé mal digérée n'ait envoyé le Fils du Ciel rejoindre ses illustres ancêtres au lointain pays des ombres — les ombres chinoises naturellement.

    Par la même occasion nous avons eu des nouvelles de Li-Hung-Tchang. Le célèbre homme d'Etat, dont les Lyonnais ont gardé le souvenir, et qui en tout cas ne quitta pas les appartements réservés de la préfecture du Rhône sans y laisser des traces odorantes de son passage, paraît avoir été aussi touché par la disgrâce qui atteint son souverain. Dans son euphémisme officiel le communiqué de la légation nous a simplement appris que le vice-roi du Petchilis'abstenait de participer aux affaires publiques ; mais allez donc savoir quelles chinoiseries s'abritent derrière le paravent de ce langage diplomatique ! Le vent semble souffler du mauvais côté pour le pétulant vice-roi, et il a beau s'y connaître, le bruit qui court n'est pas très rassurant. En un mot, triste retour des choses d'ici-bas, ça ne sent pas bon pour lui. Chacun son tour, mon vieux Li-Hung-Tchang ! Après cela, peut-être la terrible impératrice l'aura-t-elle épargné ; pensez donc, un vieillard qui n'a plus que le souffle !

    Il y a quelques années, au temps où le marquis de Tseng, mort prématurément, à son retour en Chine, des suites d'un simplerefroidissement... dans ses rapports avec la terrible impératrice — toujours au sujet de réformes jugées inopportunes, — au temps, disions-nous, où le marquis à longue tresse représentait la Chine à Paris, la légation possédait un attaché militaire répondant au nom harmonieux de Tchen-Ki-Tong, qui portait le titre de général et à qui depuis, comme à son chef hiérarchique, on a fait passer le goût du riz. Il avait de l'esprit en diable, ce Tchen-Ki-Tong ; il parlait et écrivait fort bien notre langue, dont il possédait toutes les finesses ; il faisait des conférences, envoyait des articles aux revues les plus sérieuses et se connaissait en argot comme s'il fût né à Pantin. C'est lui qui, apostrophé par un cocher qui l'interpellait d'un : Ohé, magot ! riposta lestement : Ohé, Collignon !

    Ce Tchen-Ki-Tong, qui était un parfait ironiste, se plaisait, en ses écrits comme dans ses conférences, à démontrer la supériorité de la race jaune, et, allant au-devant des railleries des Occidentaux, il bafouait sans pitié, bien qu'avec une feinte gaieté, nos mœurs et nos usages. En Chine, disait-il, le savoir est plus honoré que la force. Tandis qu'en Europe le rêve de tout enfant est d'être un jour général, chez nous, dès l'âge le plus tendre, les moutards aspirent à devenir des lettrés.

    Il n'était d'ailleurs pas gêné pour se contredire, le madré Céleste, et il déclarait gravement qu'en son pays, lorsqu'un jeune homme avait raté les examens qui lui auraient ouvert les plus belles carrières, sa famille en faisait un professeur, l'obligeant ainsi à enseigner aux autres ce qu'il n'avait pu apprendre lui-même. Comment s'y prennent ces professeurs ? Tchen-Ki-Tong ne le disait pas ; il se hâtait de parler d'autre chose et, en quelques pirouettes, savait mettre les rieurs de son côté.

    Li-Hung-Tchang partageait-il l'opinion de son spirituel compatriote à l'égard des professeurs ? Nous ne savons ; toujours est-il qu'à Lyon il ne leur témoigna qu'une médiocre déférence. Sachant en quel honneur les lettrés sont tenus dans l'Empire du Milieu, on avait eu l'idée de convoquer MM. les professeurs des quatre Facultés qui, à l'heure indiquée, se trouvèrent réunis, vêtus de leurs robes de cérémonie, à la Faculté de médecine. Mais Li-Hung-Tchang n'arrivait pas ; même depuis beau temps l'heure de la présentation avait sonné, et la docte assemblée se morfondait lorsqu'on vint enfin lui apprendre que le haut mandarin à plume de paon, retenu plus longtemps qu'il ne pensait par nous ne savons quelle question de cabinet, avait biffé du programme de sa journée la visite aux lettrés français, et que ce serait pour une autre fois. Gageons que l'impératrice douairière ne se laissera pas prendre aux fallacieuses promesses du vieil homme d'Etat ; elle doit savoir, si elle a du nez, qu'autant en emporte le vent.

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