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    Causerie

    C'est de vous qu'il s'agit, mesdames. Un savant allemand vient, s'il faut en croire les échos d'Outre-Rhin, de consacrer trois forts volumes à une étude approfondie de la bouche et du menton féminins, étude qui, selon lui, serait de nature à nous renseigner de la façon la plus exacte, la plus scientifique — tant il est vrai que ces savants en us ne doutent de rien — sur votre caractère, vos qualités et, si vous le permettez, vos défauts.

    Ah! il en dit de belles sur le compte des femmes, le monsieur à lunettes d'or, et il vous les arrange de la bonne façon, en son copieux ouvrage ! L'impitoyable Schopenhauer, lui, les trouvait tout à fait inférieures au point de vue physique, et il raillait sans pitié leur front étroit, leurs épaules tombantes, l'évasement et la longueur de leur torse, tout jusqu'à l'épaisseur — bien entendu c'est lui qui parle — et au manque de développement de leurs membres inférieurs ; enfin un tas de dires absolument infects, car il ne reculait devant rien, l'impudent misogyne qui soit au diable !

    Et il allait comme cela, le traître, tel M. Bertillon dans son service anthropométrique, sans s'arrêter le moins du monde à l'harmonieuse grâce des contours, à la sveltesse de la taille, à la splendeur de la chevelure, à l'exquise pureté du teint, à la finesse idéale des traits, au troublant éclat du regard, à ces milles charmes enfin dont tous les détails sont ravissants et dont l'irrésistible ensemble fit de tout temps tomber aux pieds du beau sexe les hommes subjugués, jusqu'à l'âge fâcheux où leurs genoux ankylosés mettent un terme à ce doux esclavage.

    Au fond, car on l'a su depuis, l'austère philosophe qui faisait si volontiers consister la perfection morale dans le détachement progressif de tous les sentiments qui relient l'homme au monde, et pour qui l'optimisme était le plus absurde des paradoxes, était loin de mettre en pratique, ainsi qu'on l'avait cru, sa morale ascétique, et il fut même, en son privé, un fort joyeux vivant ; mais ces intraitables rigoristes n’y regardent pas de si près, et les deux morales, chères à M. Nisard, sont chez eux d'usage courant.

    Revenons à notre savant. Pour lui un menton rond, duveteux, à fossette, est l'infaillible indice du goût du plaisir et des friandises, de l'amour de la musique et de la danse. Jusque-là tout va bien. Il lui accorde même, à ce menton-là, voyez s'il est aimable ! une certaine bonté, un caractère assez serviable ; mais il y voit aussi une grande faiblesse de volonté et la preuve certaine du caprice et de l'humeur boudeuse. Charmantes fossettes, nids d'amour, qui vous eût cru d'un si triste présage!

    Ce n'est pas tout. Un menton petit, mobile, délicatement saillant, ce sont ses propres expressions, nous ouvre, avec le susdit savant, bien d'autres horizons. Ce menton en effet lui révèle, chez la femme, une volonté accusée mais changeante, plus d'imagination que de cœur, le désir de paraître, le goût des vanités du monde qui ne la satisfont pas, que sais-je encore ! Il condescend à lui reconnaître un certain sens pratique ; mais — gageons que sa belle avait un menton de galoche — il met sur son compte le caprice et la jalousie et jure ses grands dieux que la femme pourvue d'une proéminence ainsi faite rendra fatalement malheureux tous ceux avec lesquels elle vivra.

    Quant à la bouche, votre bouche rose, mesdames, où éclosent d'adorables sourires et d'où sortent les plus charmants aveux, quant à la bouche, lorsqu'elle est agrémentée de lèvres modérément charnues, la lèvre supérieure en légère saillie, notre homme y voit — faut-il qu'il soit mal embouché, ce type - là ! — le signe irrécusable d'une excessive fierté et d'un cœur froid et ombrageux. Elle est aussi, il ne dédaigne pas d'en convenir, la marque d'une nature calme et réfléchie ; mais, voici la flèche du Parthe, elle témoigne, à n'en pas douter, du plus méchant orgueil, de l'égoïsme et de l'ambition muette. Muette ! il a dit : muette. Vous voyez bien qu'il ne vous connaît pas !

    Et les descriptions se continuent ainsi : pondant des pages et des pages, sans que les caractères se présentent sous un jour plus séduisant, car partout, en ces trois lourds volumes, de rares qualités sont opposées aux plus inquiétants défauts. A l'en croire, ce vilain monsieur, car il est entendu que cet être-là doit être fort laid, il faudrait toujours se défier du caractère des dames, quelle que soit la forme de leur menton et de leur bouche. Eh bien, peu nous en chaut, qu'il garde son opinion pour lui, et, si ça lui fait plaisir, pour les femmes de son pays. Au surplus, ce ne sont là que pures divagations, et je ne crois plus à la sincérité des observations soi-disant scientifiques du bonhomme qu'à la sagacité de tous les phrénologues, graphologues et autres gens analogues.

    Tenez, les graphologues, j' en ai v u un à l'œuvre, qu'aucun autre n'a le droit de suspecter ; je veux parler de ce joyeux abbé Michon, qui fut le père de la graphologie. Il faisait à cette époque, voici bien vingt ans de cela, le tour des bureaux de rédaction des journaux lyonnais. Un jour il nous arrive, expose son système en beau parleur qu'il était, et, pour nous mieux convaincre, demande à l’un de nous sa simple signature. Puis, l'autographe en mains, il nous fait ressortir les divers caractères de cette écriture et conclut en déclarant que les articles qui sortent journellement de la même plume se recommandent non seulement par l'aimable don de l'imagination, mais encore par les plus solides qualités de jugement. Or, le monsieur qui s'était si complètement prêté à l'expérience n'était qu'un modeste employé qui jamais n'écrivit deux lignes, vu qu'il on était absolument incapable.

    L'abbé Michon ne fut pas le dernier à rire de sa mésaventure, qu'on pourrait rapprocher de celle d'un disciple de Gall, le phrénologue, lequel montrant à ses élèves le moulage d'un crâne qu'il croyait être celui de l'assassin Lacenaire, y faisait toucher du doigt la bosse du crime lorsqu'il s'aperçut qu'un appariteur distrait lui avait passé par mégarde la tête de saint Vincent de Paul !

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