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    Causerie

    Pas drôle, en ces temps derniers, la lecture des journaux! Pendant huit jours et plus, la politique chômant, il n'y a guère été question que de crimes, et des plus odieux encore, puisqu'il s'est agi surtout, en cette funèbre série, d'enfants séquestrés, roués de coups, martyrisés, assassinés, sans parler de ce malheureux fonctionnaire dont le cadavre, lardé de coups de couteau, a été retrouvé dans un ruisseau, non loin de Lyon, et du drame mystérieux qui s'est déroulé sous le beau ciel du golfe de Naples et a eu son tragique épilogue dans un restaurant à la mode du boulevard parisien. En dehors de ces crimes, où la folie, la vengeance, et la cupidité ont tour à tour joué leur rôle sanglant, les événements sont rares, et nous n'avons eu guère, pour nous reposer l'esprit, que des mystifications plus ou moins macabres, écloses dans le cerveau surchauffé des émules de Lemice Terrieux.

    L'autre jour, une sinistre rumeur se répand. Le Bruix, ce pauvre Bruix dont la malencontreuse avarie lors du voyage présidentiel en Russie avait fait déjà couler tant d'encre, venait, cette fois, de couler lui-même et s'était perdu corps et biens dans la mer des Indes. L'alarme est vive en France ; nos confrères parisiens courent au ministère de la marine, on leur répond qu'on ne sait rien. Pourtant la nouvelle doit être vraie, et il ne vient à personne, tant elle est affreuse, l'idée qu'elle soit l'œuvre d'un fumiste, et voilà de nombreuses familles plongées dans la désolation, jusqu'au moment où un télégramme officiel, anxieusement attendu, vient nous apprendre que leBruix, considéré comme perdu, est tranquillement au mouillage devant Saigon. Le comble, c'est que la lugubre rumeur, dont il serait à souhaiter qu'on découvrît l'origine, venait en droite ligne du port de Rochefort, qui a fourni un très grand nombre d'hommes à l'équipage du croiseur.

    Ce qu'il a dû jubiler, l'auteur de cette odieuse facétie ! Non, vrai, on ne s'en doute pas. Pensez donc ! Des centaines de familles, des mères, des épouses, des enfants affolés, courant éperdument des bureaux des journaux à la préfecture maritime, voulant des nouvelles à tout prix, si affreuses soient-elles, implorant, suppliant qu'on leur réponde quelque chose, et prenant pour un tacite aveu le décevant : Nous ne savons rien qu'on leur oppose. Ah ! Il a dû bien s'amuser, le misérable ; et il aura été joliment vexé que sa joie fût si courte !

    Autre mystification, celle-ci, à la vérité fort plaisante, et qui, pour émaner de notre beau pays de France, n'en est pas moins digne de rivaliser avec les plus fameuses charges importées dans la vieille Europe par les palmipèdes du Nouveau Monde. Ce n'est donc pas la faute à Christophe Colomb, bien sûr, au modeste et grand génie à qui un descendant du fameux OEil-de-Faucon célébré par Fenimore Cooper faisait dernièrement un grief impardonnable d'avoir découvert l'Amérique. Non, l'illustre Génois n'y est pour rien, ni de près ni de loin, mais l'aventure n'en est pas moins, comme nous le disions, fort plaisante.

    Vous la connaissez? Voici quinze jours une nouvelle nous arrive de Paris, et elle a tôt fait 1e tour de la presse. Un M. Gauth, ancien premier président de la Cour d'appel de Lyon, vient de s'éteindre, chargé d'ans et de richesses, laissant à un sien neveu l'enviable somme de vingt-trois millions, pas un sou de plus ni de moins. Et de crainte qu'il ne s'élève un doute, on nous apprend que l'heureux héritier en est à peine à sa première culotte, que le défunt a légué 25,000 francs aux pauvres de notre ville, qu'il va être inhumé à Lyon, et que, par son testament, il a formellement refusé les honneurs militaires auxquels lui donnait droit son grade de commandeur de la Légion d'honneur.

    Quelle simplicité chez ce brave homme, et comme cela vous a un bon air de sincérité! Mais auriez-vous par hasard conservé l'ombre d'une incertitude, et vous faudrait-il des détails plus précis? Eh bien, sachez alors que le richissime défunt, dont vous cherchez en vain le nom dans votre mémoire, n'est pas resté longtemps à Lyon, et même qu'il démissionna sans bruit, à la suite d'un duel avec un général russe, lequel avait gravement offensé Napoléon, troisième du nom, son vieil ami.

    Du coup tous les voiles du doute se sont dissipés, et, l'imagination aidant, c'est à qui vous parlera de M. le Premier. Il était fort bizarre, au point qu'on l'appelait l'Austro- Gauth, dit l'un, faisant allusion à l'allure exotique de son nom. Il paraissait en effet, fort riche, affirme un autre, toujours bien informé, qui vante sa générosité, tandis qu'un troisième, pour ne pas demeurer en reste, déclare gravement qu'au fond c'était un affreux rapiat, et qu'il mettait des lunettes vertes à ses vieilles haridelles, pour leur faire prendre la paille pour du foin, ce qui explique qu'il ait pu amasser cette immense fortune. Bref, on en a dit de toutes les couleurs, jusqu'au jour où un malin, qui faisait le muet, s'est d??cidé à révéler que les millions de M. Gauth, ses hautes fonctions et ses relations impériales étaient aussi imaginaires que le personnage même. Tête des gens bien renseignés!

    Il était écrit que la semaine serait aux mystifications. Voici la dernière. Précédemment, le matin même de l'ouverture de la chasse, nos marchands de gibier allaient retirer en gare de nombreux paniers provenant de la première zone et contenant de jolis choix de lièvres, cailles et perdreaux, dont certains chasseurs ne dédaignaient pas d'aller s'approvisionner aux halles, avant de se mettre en route. Or cette année, d'ordre administratif, il a été formellement interdit, aux gens de la première zone, d'expédier le gibier dans la deuxième avant le 28 août. Ne vous étonnez plus, après cela, si les chasseurs dont nous parlons rentrèrent tristement bredouilles, dimanche soir.

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