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    Causerie

    Un journal très haut coté au faubourg Saint-Germain annonce gravement que le shake hand, ou pour mieux dire la poignée de main, vient de subir une importante évolution. Pour peu qu'on tienne à être dans le mouvement, il faudra désormais tendre la main à ses amis en levant le coude en l'air avec une attitude de paralytique. Ne vous récriez pas, c'est un des arbitres du bon ton les plus accrédités qui vient de promulguer ce nouvel édit, et pour peu que vous ayez souci des exigences de la mode, il vous faudra bon gré mal gré en venir là ; il n'y a pas à barguigner, vous ne serez élégant qu'à la condition de vous livrer à cette contorsion étrange ; à l'heure d'aujourd'hui, pour tout mondain qui se respecte, c'est là qu'est le salut.

    Je vois votre sourire, et je le partage, mais il n'en est pas moins vrai que chaque race, comme aussi chaque époque, traduit son caractère dans la manière de saluer. Les raffinés du dix-septième siècle n'entraient jamais dans un salon sans faire trois grandes révérences, à la manière des régisseurs de théâtre parlant au public lorsqu'ils viennent demander aux spectateurs leur indulgence à l'égard du ténor enroué. Plus tard, sous la Restauration, s'il faut en croire les traités les plus autorisés de civilité puérile et honnête, on saluait de la main avec un geste aimable quoique fort comique, et tout récemment nos gommeux auraient cru manquer aux plus élémentaires convenances s'ils n'avaient salué d'un si brusque mouvement de tête qu'on avait chaque fois envie de leur dire : Dieu vous bénisse !

    Chez les peuples musulmans, c'est manquer à la civilité que de découvrir sa tête et d'ôter son turban ; on se prosterne devant le supérieur et on met son front dans la poussière. Naguère, pour vous honorer, les Japonais détachaient leurs pantoufles; les Chinois bien élevés, vous abordent en vous pinçant l'oreille, vous leur répondez en tirant la langue ; les Lapons, eux, frottent leur nez sur votre front. Certains insulaires des Philippines se croient obligés de vous présenter leurs devoirs en se prenant le pied et en s'en frottant le visage, genre de salutation dont il serait excessif de demander la pratique à nos Cent-Kilos, tandis que le plus vif témoignage de déférence des habitants des grandes Cyclades, selon des voyageurs dignes de foi, consiste à vous jeter de l'eau sur la tête, et que les indigènes des îles Mariannes vous tapent sur le ventre, accompagnant ce geste familier de quelques mots qui signifient évidemment : Comment vas-tu, ma vieille ?

    S'il nous est permis de trouver bizarres les démonstrations d'estime et de considération auxquelles se livrent les peuples dont nous venons de parler, ils ne doivent pas trouver les nôtres moins étranges. La femme d'un des Peaux-Rouges amenés il y a quelques années à Lyon par Buffalo Bill, (vous savez, ce fameux Buffalo qui devait faire tant parler de lui pendant la guerre hispano-américaine, et qui a laissé son nom à certaines voitures de la Compagnie des tramways), la femme d'un de ces Peaux- Rouges, disons-nous, avait un anneau dans le nez. Quelques jeunes dames de Lyon étant allées visiter le wigwam de cette Indienne, celle-ci se mit à rire, chose rare chez ces gens, très graves d'ordinaire. Et comme les dames françaises demandaient quel était le sujet de l'hilarité de la femme à l'anneau dans le nez : C'est de vous voir des anneaux dans les oreilles ! expliqua le barman.

    Et au fond quelle raison a-t-on de se percer les lobes des oreilles plutôt que les cartilages de l'appendice nasal? Affaire de mode, tout simplement. Aussi bien, Français que nous sommes, ne devrions-nous nous étonner de rien dans ce domaine où s'exerce si vivement l'imagination féminine, et en particulier celle du beau sexe de notre pays. Quelles formes ridicules n'ont-elles pas été lancées parfois, qui ont eu des succès énormes 1 Vous souvient-ils des crinolines, qu'on a vainement tenté de restaurer naguère, où s'enfermaient comme en des cages à poules les darnes de la fin de l'Empire ? Et les tournures dont toutes les femmes qui se respectent, sans compter les autres, éprouvaient le besoin, que nous traiterons de superflu, de rehausser encore leurs avantages naturels I Nous en passons, et non des moins saugrenues, que d'ailleurs nous trouvions charmantes, qui sont bien oubliées aujourd'hui, mais n'en, fournirent pas moins une brillante carrière. Triomphe éphémère, car rien ne change comme elles, en France surtout, où leur multiplicité les fait si promptement vieillir qu'une fois leur vogue passée on ne peut plus s'expliquer leur puissance, Mais la mode est ainsi faite; protéiforme, elle se modifie sans cesse, et quand on n'en trouve pas de nouvelles, on rajeunit les anciennes, ça fait toujours un changement, et on s'en contente... pour le moment.

    Un peintre avait reçu d'un riche amateur la commande d'un tableau où devaient figurer, dans leurs costumes nationaux, les" principaux peuples du monde. L'Angleterre y fut représentée avec un plaid écossais, l'Espagne avec une mantille, la Grèce avec une fustanelle. Un Russe en bottes et à longue blouse y faisait vis-à-vis avec un Allemand à lunettes d'or, tandis que l'Arabe s'y drapait dans son burnous, et qu'à côté d'un Chinois à longue robe, une brune Italienne se coiffait d'un bonnet napolitain. Au centre du tableau, habillée en Vénus, c'est-à-dire toute nue, une femme, tenant un paquet sous le bras, étalait ses formes exquises.

    Quelle est cette femme sauvage? s'écria l'amateur en venant voir son tableau dans l'atelier du peintre. Sauvage? Pas du tout! répliqua l'artiste. Cette femme est une Française. Eh bien, alors, que signifie? C'est bien simple. La mode est si changeante en France que, no sachant comment l'habiller, j' ai pris le parti delà laisser nue, avec, sous le bras, un paquet d'étoffes, de quoi se faire une toilette.

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